La guerre de Corse aura-t-elle lieu ?
 
 
 
 
                                      Pierre Tafani

 
 
 

 Parmi les îles qui relèvent de la République française, la Corse (8 722 km2 et environ 200 000 habitants en 1980) est sans conteste celle qui pose présentement les problèmes géopolitiques les plus graves et les plus difficiles à résoudre. Depuis quinze ans, s'y développe en effet un mouvement qui a d'abord été autonomiste, puis « indépendantiste ». Il se manifeste notamment par de très nombreuses actions terroristes, et ses revendications n'ont pas été satisfaites par la réforme régionale de 1982 qui confère pourtant de larges pouvoirs à une Assemblée régionale corse. La question corse est devenue le plus difficile problème géopolitique français.
 En effet, bien qu'elle soit située à 180 km des côtes de Provence (mais à 80 km seulement des côtes italiennes), la Corse, depuis deux siècles, fait partie intégrante du territoire français métropolitain. Mais surtout, en raison d'une émigration considérable qui débute à la fin du XVIIIe siècle, un très grand nombre de personnes qui se considèrent comme corses vivent, comme elles disent, sur le « continent », tout en conservant, pour la plupart, des liens étroits avec les communes de Corse dont leurs familles sont originaires. Selon certaines évaluations , il y aurait en France environ 400 000 personnes qui se reconnaissent une origine corse, plus de la moitié d'entre elles vivant hors de Corse.
 De surcroît, et c'est essentiel, en quittant leur île, un très grand nombre de Corses se sont étroitement intégrés dans l'appareil d'Etat français. Cela est à mettre en rapport avec le rôle historique du plus célèbre d'entre eux, Napoléon Bonaparte, cette tradition étant favorisée sous le second Empire et continuée sous la IIIème République, grâce aux postes clés tenus par des Corses dans diverses administrations et dans l'armée, notamment dans les colonies. Ces Corses, qu'ils soient généraux, amiraux, officiers, juges, hauts fonctionnaires ou plus modestement policiers, gendarmes, douaniers ou petits fonctionnaires, ont eu un rôle dans l'organisation de l'Empire et la défense de la France et ils sont évidemment pour la plupart fort hostiles à l'idée d'une indépendance de la Corse. Mais ceux qui cherchent à faire triompher cette idée par tous les moyens sont aussi des Corses et par tout un réseau de relations familiales et de clientèle, la solidarité entre Corses reste grande jusqu'à présent Aussi trouvent-ils maintes excuses aux revendications des mouvements nationalistes corses. Certes, les militants autonomistes et indépendantistes ne se font pas faute de rappeler la persistance de la langue et de la culture corses et les conditions dans lesquelles líîle fut vendue à la France par les Génois qui ne parvenaient pas à venir à bout des Corses qui s'étaient révoltés en 1729. Bon nombre de ceux qui voulaient l'indépendance luttèrent alors sous le commandement de Paoli, contre les Français qui l'emportèrent à la bataille de Pontenuovo (1768). Une nouvelle révolte fut étouffée en 1796 par Bonaparte qui combina la répression à l'égard de ses compatriotes avec l'octroi d'un régime fiscal et douanier relativement privilégié, qui existe encore aujourd'hui.
 

Le développement des mouvements autonomistes puis nationalistes

 Le mouvement pour l'autonomie ou l'indépendance de la Corse est en fait très récent et initialement il est dû, dans une grande mesure, aux conséquences de phénomènes éminemment géographiques. Alors que la Corse s'est longtemps caractérisée par une émigration considérable, beaucoup plus importante que celle de Sicile ou de Sardaigne (170 000 personnes auraient quitté l'île de 1880 à 1960), en revanche à partir des années soixante, les phénomènes migratoires sont devenus plus complexes. Certes, l'émigration a continué : 40 000 personnes ont quitté la Corse de 1960 à 1975, mais un phénomène d'immigration tout à fait nouveau est apparu : 70 000 personnes se sont installées en Corse de 1960 à 1975. Il s'agissait principalement soit de rapatriés d'Algérie parfois originaires de Corse (ils étaient près de 150 000 en Afrique du Nord), soit de Corses continentaux, soit de métropolitains. Cette immigration est principalement due au développement spectaculaire des activités touristiques sur les côtes de l'île et à la mise en valeur agricole de la plaine orientale qui, autrefois paludéenne, était restée très faiblement utilisée.
 Pour favoriser ce développement touristique et agricole, le gouvernement français, combinant son action avec celle des élus locaux, constitua deux sociétés d'économie mixte: la SOMIVAC (Société pour la mise en valeur agricole de la Corse) et la SETCO, pour les équipements touristiques. Mais de nombreux insulaires, devant la réussite de ces opérations, estimèrent que les Corses n'en profitaient guère et même qu'elles les spoliaient. Pourtant la SOMIVAC, avant 1980, avait revalorisé 10 000 hectares de plaine qu'elle avait répartis entre 43 insulaires, 22 rapatriés d'origine corse et 36 rapatriés non corses. On construisit 300 hôtels et on aménagea 400 emplacements portuaires pour la plaisance. Mais la plus grande partie de ces équipements n'appartient pas à des Corses et, selon D. Antoni (Le Monde, 19-12-1981), 80% de l'instrument touristique seraient contrôlés par des capitaux « étrangers ». C'est alors qu'apparurent les inscriptions I Francesi fora (« Les Français dehors »).
 Aux revendications économiques, s'ajoutent bientôt les inquiétudes culturelles et certains, particulièrement attachés à la langue et à la culture corses estiment, en extrapolant les mouvements migratoires depuis 1960, que bientôt les Corses seront minoritaires chez eux. On parle même de « génocide culturel » et l'on s'inquiète de ce que les jeunes parlent moins la langue que leurs aînés et de ce que les femmes s'expriment en corse bien moins souvent que leurs maris. En fait, en 1980, à Bastia et à Ajaccio, près de 80% des chefs de famille parlent le corse et dans l'ensemble de l'île 71% des chefs de ménage de moins de trente-cinq ans parlent corse (96% pour les plus de cinquante-cinq ans). Mais ils parlent aussi français.
 En 1971, paraît un petit livre qui eut un grand retentissement : Main basse sur une île. Il était édité par le Front régionaliste corse. Dans sa conclusion, «  Pour une voie corse au socialisme », son « programme de lutte pour la décolonisation totale de la Corse » comprend cinq axes principaux: « 1°) Arrêter le processus d'aliénation des sols et mettre en place une propriété régionale. 2°) Etablir des organes démocratiques de gestion et de planification. 3°) Assurer la liberté du commerce extérieur de la Corse. 4°) Lutter pour la réouverture de l'Université de Corté (qui exista au XVIIIe siècle). 5°) Dans une étape ultérieure, engager l'action décisive pour parvenir à la véritable décolonisation, au socialisme régional collectiviste corse. »)
 Ce Front régionaliste corse constitué en 1965 résultait de l'évolution d'une amicale, LíUnion corse, qui s'était créée à Paris en 1960 et de l'Union nationale des étudiants corses constituée en 1961, elle aussi à Paris. En Corse même, sous l'impulsion des frères Simeoni aboutissait en 1963 la création d'un Centre d'étude et de défense des intérêts de la Corse (CEDIC) qui regroupait des personnalités et des militants qui voulaient participer à la modernisation de l'économie corse, mais aussi aux décisions qui la concernent Une fusion éphémère avec le Front régionaliste corse conduisit le CEDIC à se transformer en 1967 en organisation politique, LíARC ou Action régionaliste corse, qui reprocha bientôt au FRC son « parisianisme et son verbe socialiste ».
 

Un système politique très particulier

 Pour saisir la nouveauté que constituent ces mouvements, il faut tenir compte des particularités de la formation sociale corse, de ses traditions de violence et surtout de la puissance des « clans » dans la vie politique. Le terme de « clan », que l'on utilise depuis la fin du XIXème- siècle pour parler des Corses, désigne en fait le « parti » corse, u partitu, qui est fraction de la société, au niveau de la commune, de la cité ou d'un des grands sous-ensembles géopolitiques de l'île.
 Le « clan » réalise la conjonction du clientélisme des citoyens et du patronat politique des notables. La clientèle est rassemblement de divers groupes d'origine familiale sous la direction d'un « patron ». Chaque individu aliène ses droits politiques en échange de la protection du « patron » et des avantages que celui ci offre grâce à l'influence dont il dispose en raison du nombre de ses fidèles. Le « clan » dominant exerce son influence au détriment du « parti » dominé. Il y a une hiérarchie de « patrons » et de clientèles depuis le niveau communal et celui du canton jusqu'à celui des deux grandes parties de l'île, car celle-ci n'est pas une. Ce serait plutôt une sorte d'archipel géopolitique.
 Depuis près de deux siècles, LíEtat français s'appuie sur les chefs de « clan » pour administrer la Corse et pour obtenir leur soutien électoral. En échange, il leur octroie prébendes, crédits, honneurs. L'impuissance du pouvoir central parisien dans les affaires corses prend sa source dans une série de profonds déterminants : la société insulaire, traversée par de sourdes tensions, est opaque aux investigations des agents du pouvoir central et les notables usent, à leur manière, de l'administration locale et régionale. Les ministres d'origine insulaire (et ils furent nombreux, notamment à la Marine et aux Colonies) prennent régulièrement le pas en Corse sur les administrateurs et le préfet nommés par Paris. Tout cela entraîne, depuis deux siècles, la reproduction d'un système politique très particulier, fondé sur la domination des « patrons » des grandes clientèles.
 Or, un certain nombre de Corses estiment que ce système politique a entraîné la stagnation de la vie économique et sociale de l'île et l'émigration d'un grand nombre de ses habitants, et notamment de ceux qui ont cherché à sortir du cycle infernal des vendetta ou de l'hégémonie des chefs de clan. Pour dépasser ce système dont la puissance procède du fractionnement de la société corse et qui, pour perdurer, entretient ses partitions, les « modernistes » ou les « progressistes » ont cherché à mobiliser les Corses contre 1'« étranger » de façon à les obliger à dépasser leurs divisions. L'immigration des « continentaux », leur rôle croissant dans les secteurs économiques les plus dynamiques ont été pour les dirigeants des mouvements « régionalistes » le moyen de mettre en cause le pouvoir des différents chefs de « clan ».
 

Les étapes de radicalisation du mouvement

 En 1973, la lutte contre le déversement des « boues rouges » au large de la Corse par la société multinationale Montedison, la revendication pour la réouverture de l'université de Corté ou pour le départ de la Légion étrangère sont autant d'occasion pour les « modernistes » de manifester leur dynamisme. En août 1974, le grand rassemblement de jeunes qu'est l'université d'été à Corté est l'occasion pour les différents mouvements régionalistes ou autonomistes de populariser les thèmes de leur lutte politique: sauvegarde de la culture et de l'ethnie corses, dénonciation du régime « colonial » imposé à l'île; la « Corse aux Corses » !
 Les manifestations se multiplient, notamment contre la direction départementale de l'Agriculture, accusée de favoriser les accaparements de terre par les « continentaux »; leurs installations commencent à être « plastiquées », tout comme des résidences secondaires appartenant aux « étrangers ». Le 22 août 1975, c'est 1'« affaire d'Aleria » dans les grands vignobles de la plaine orientale : trente hommes armés de fusils occupent la cave d'un rapatrié négociant en vin; les forces de l'ordre donnent l'assaut: deux morts. Edmond Simeoni doit se rendre, tandis que ses partisans gagnent le « maquis ». L'Action régionaliste corse, l'ARC, est dissoute par le gouvernement. A Bastia, c'est l'émeute et les forces de l'ordre relèvent un mort et une trentaine de blessés.   Ces événements dramatiques entraînent la réunion de différents groupes maximalistes dans le FLNC, le Front de libération nationale de la Corse. Des sondages d'opinion montrent qu'une majorité de Corses approuve ces mouvements de révolte.
 Entre 1976 et 1980, les occupations de terre se multiplient, comme les revendications pour le départ de la Légion et l'ouverture de l'université de Corté. Si le préfet nommé par le gouvernement est d'origine corse et rallie les notables sous uns pluie de crédits, il fait aussi emprisonner les militants clandestins que la police peut appréhender. Ils sont une soixantaine fin 1979 et l'opinion corse leur est évidemment favorable, par un vieux réflexe de solidarité et en raison du prestige du  « bandit d'honneur », le héros des traditions corses. Mais des groupes anti-autonomistes se constituent, notamment Francia, que ses détracteurs accusent d'être formé de  « barbouzes » à la solde de Paris, et aux attentats autonomistes répondent ceux de leurs adversaires. En janvier 1980, se produisent de graves événements à Ajaccio: des membres du FLNC ayant capturé trois membres de Francia se retranchent dans un hôtel; ils doivent se rendre après une nuit d'émeute durant laquelle des « éléments incontrôlés » tirent sur les gardes mobiles qui ripostent: deux morts. Le lendemain, 20 janvier, grande manifestation « île morte », 20 000 personnes défilent dans Ajaccio. La gauche est entraînée dans l'élan de solidarité qui exige la libération de la centaine de prisonniers politiques qui croupissent dans les prisons. Le FLNC qui réclame l'indépendance tend à déborder l'Union du peuple corse (l'UPC), partisan d'une autonomie assortie d'importantes réformes économiques et sociales.
 

La réforme régionale et líenvenimement de la situation

 L'arrivée au pouvoir de la gauche à Paris, après les élections de 1981, suspend pour un temps l'engrenage des attentats et des violences, car elle a promis de résoudre la question corse que la droite avait laissé s'envenimer. Les socialistes s'affirment partisans de l'autonomie régionale pour l'ensemble du territoire métropolitain et la Chambre des Députés où ils sont très majoritaires vote, en 1982, un statut spécial de la Corse qui transfère d'importants pouvoirs à une Assemblée régionale corse. L'épineuse question corse allait-elle enfin se régler ? Que non !
 En effet, si les autonomistes et les indépendantistes avaient pu mobiliser une grande partie de l'opinion insulaire contre « líétranger » et l'Etat français, ils n'avaient cependant pas le contrôle des clientèles électorales et, aux premières élections régionales de Corse en 1984, ce sont les formations politiques « traditionnelles » manipulées par les grands « patrons » qu'ils soient « de droite » ou « de gauche », qui l'ont emporté. Ceux-ci se sont adjugé le pouvoir régional que les socialistes français avaient si laborieusement établi pour permettre aux rénovateurs de la société corse de maîtriser la violence, de réduire les fraudes et de conduire le développement économique de l'île.
 Dès 1983, les indépendantistes se sont sentis floués et ils ont rompu la trêve qu'ils avaient décidée deux ans plus tôt. Ils ont repris les attentats. Leurs hésitations et leur maximalisme les ont conduits à adopter une stratégie de la tension visant surtout les commerçants et les fonctionnaires continentaux. Les enseignants en ont particulièrement souffert. Le FLNC n'a pas hésité a justifier le « racket révolutionnaire ».
 Par ailleurs, selon un rapport de la Gendarmerie nationale, la Corse-du-Sud, par exemple, a connu en 1983 deux fois plus de vols à main armée, trois fois plus de menaces de mort et dix fois plus de cambriolages et d'homicides que la moyenne « continentale » ! Des militants indépendantistes ont été assassinés dans des circonstances mystérieuses où l'on a tôt fait d'entrevoir la main des sbires de l'Etat « colonial ».
 Pour comprendre la complexité des rapports de complicité et d'antagonisme entre les tenants de l'équilibre socio-culturel traditionnel et les militants du changement, il faut rappeler quelques grands traits spécifiques de la formation socio-politique corse.
 

La citoyenneté insulaire

 Des rapports étroits continuent d'exister entre les Corses qui ont émigré sur « le continent » et ceux qui sont restés dans l'île. Ils forment une vaste communauté. Mais on ne peut pas aujourd'hui la confondre avec celle qui prévalait il y a un siècle, ne serait-ce que parce que la cité ancienne formait une collectivité autosuffisante et autocentrée (pour reprendre une terminologie moderne) tandis que la nouvelle est constituée par un groupe extériorisé et dépendant.
 Comment définir cette communauté corse ? On dira qu'elle est la communauté, physiquement dispersée mais spirituellement rassemblée, des descendants des familles endogamiques qui formaient jadis la commune populeuse et indépendante. Ces héritiers peuvent habiter le village à l'année ou vivre dans la ville la plus proche, ou encore résider sur le continent, peu importe. Ils se distinguent par la perpétuation de certaines traditions : la participation a la vie politique du village, Líentretien de la maison familiale, la réinstallation au moment de la retraite, la possession d'une part du sol, aussi minime soit-elle. Ce dernier trait explique le morcellement excessif de la propriété dans certaines régions comme le cap Corse, la presqu'île du Nord où, selon P. Simi, 11 965 propriétaires se partagent 32 818 hectares, soit 16 ares par personne.
 Ces traditions permettent ces fraudes généralisées sur le nombre d'électeurs et de résidents, fraudes qui, jusqu'en 1975, rendaient peu crédibles les recensements et contraignaient les pouvoirs publics à d'incessantes rectifications des listes électorales !
 Peine perdue puisqu'elles sont immédiatement suivies de nouvelles inscriptions. L'administration essuie ainsi une véritable guérilla juridique. L'ancienne société corse n'est donc pas morte: elle s'est repliée sur le politique, son niveau essentiel.
 Le 19 mars 1982, le commissaire de la République de Haute-Corse déclarait que parmi les ll5 032 inscrits (pour 131 574 habitants) du département pour le scrutin régional, ses services s'inquiétaient de l'existence de 18 171 anomalies portant sur l'état civil, de 2 515 éventuelles doubles inscriptions Corse-continent, de 1 178 inscriptions incomplètes. Et cet administrateur ne mentionnait pas les doubles inscriptions en Corse même où les fameuses équipes volantes d'électeurs « secourent » les villages menacés de changement de majorité.
 Une évaluation exacte de la fraude est impossible. Le droit français en matière électorale permettant aux non-résidents díêtre électeurs dans la commune de leur choix à des conditions léonines est la porte ouverte à bien des licences. De la, la tentation de rapprocher l'excédent des électeurs inscrits sur le nombre moyen de résidents (206 000 inscrits pour 167 000 résidents majeurs en 1981) des 30 à 40 000 cas douteux ou irréguliers dénoncés plus ou moins officiellement.
 En 1981, les rectifications exécutées par la justice ont rabattu la quantité d'électeurs de 5 000 unités : réductions insuffisantes, ont jugé les autonomistes. La grande habileté des fraudeurs empêche que l'on distingue l'inflation régulière des inscrits sur les listes électorales, le suffragant fantôme de l'émigré suprêmement attaché à son pays d'origine.
 Le gonflement des listes n'est pas une généralité. Des villes de Corse manquent d'électeurs. En effet, les populations montagnardes descendues dans les plaines considèrent toujours leur village perché comme la cité politique par excellence. Leur résidence citadine n'est qu'une commodité ou le résultat d'obligations professionnelles. Les deux grandes villes sont sous-représentées politiquement 100 000 Bastiais et Ajacciens n'élisaient en 1974 que 3 conseillers généraux, 12 (sur 54) en 1984 ! La chaîne des solidarités clientélaires y est beaucoup plus longue que dans les villages.
 Enfin la logique du système clientélaire favorise l'électeur proche de son maire (souvent un parent), donc le village sur la ville. Le déficit d'électeurs potentiels est de 10 000 à Ajaccio (25 000 électeurs inscrits pour 35 000 Ajacciens majeurs), de 9 000 à Bastia (21 000 électeurs inscrits pour 30 500 Bastiais majeurs), de près de 1 000 à Porto-Vecchio en 1982. On constate l'inverse dans l'intérieur de l'île. Là, tous les records français sont habiles en matière d'électeurs inscrits, surpassant les résidents, mineurs et immigrés compris. Les journaux s'en font parfois l'écho. Ainsi Nice-Matin se demande pourquoi le village d'Erone, 51 inscrits, 39 suffrages exprimés le 12 mars 1978 n'a pas un seul votant le dimanche suivant; tout simplement parce que son seul résident à líannée a fait défaut ce jour-là ! (Nice Matin, le 20 mars 1978).    Dans le canton de Bustanico, les électeurs inscrits sont deux fois plus nombreux que les résidents majeurs, la différence est de 2,6 dans le canton d'Alto di Casconi et de 3,5 dans celui d'Orezza d'Alesani.
 Plus sensationnel encore... En comparant la quantité de résidents à celui des élus en 1984, on obtient un rapport de 1 pour 35. En outre, il faut tenir compte de deux faits. Le premier est le surnombre d'hommes parmi les élus (plus de 90%), ce qui porte notre rapport initial à 1 élu masculin pour 20 résidents; le second est la marginalité électorale des deux capitales départementales; si l'on ne tient pas compte de celles-ci, le rapport entre élus et résidents est désormais de 1 pour 9 ou 10 dans la montagne !
 Mais cette dernière comparaison est en partie injustifiée puisque, parmi les électeurs de la montagne, se dissimulent des habitants des villes : le rapport entre élus masculins et résidents devient alors de 1 pour 12 ou 13 habitants dans les neuf dixièmes du territoire insulaire. La bastille du clanisme est érigée sur ce phénomène. La politique en Corse fonde la stratification sociale: au sommet, la hiérarchie des personnalités et maires, puis à l'étage au-dessous, les élus municipaux, enfin les citoyens ordinaires. Cette pyramide a ses exclus: la plupart des « étrangers ». L'intégration sociale est fondée sur le clientélisme politique.
 

Le clientélisme politique

 Avant tout, le clientélisme est le produit d'une structure mentale et de cette manière de concevoir le monde divisé en deux et qu'on peut appeler l'esprit de parti.
 Comme en Sicile où l'esprit Mafia supporte l'organisation mafieuse, Líesprit de parti est fondateur du « parti » corse. Les règles de l'un et de l'autre ne sont pas sans présenter quelques ressemblances: assistance, silence, obéissance, vengeance. La devise corse, pourrait être: « Tout pour le clan ».   Cette conception imprègne tous les gestes sociaux, toutes les associations, même celles où l'on ne s'attend pas à la voir sévir. Ainsi pouvait-on lire dans le journal U Ribombu, un appel en faveur de la liste pro-indépendantiste à la veille des élections régionales de 1984 et rédigé comme suit: « M. ... Sylvestre, grand invalide de guerre 1939-1945. Croix de guerre avec palme, chevalier de la Légion d'honneur, ancien conseiller municipal de Porto-Vecchio engage tous ses parents, tous ses amis à soutenir activement la liste Unità Nazionalista. »
 Cet esprit de « parti » qui se combine à la violence meurtrière est à l'origine de la partition du village en deux blocs irréconciliables, lui créant son atmosphère si particulière et lui procurant ces étranges lois connues de ses seuls membres, sauf lorsque, par inadvertance ou par ironie, un maire en publie la lettre par arrêté municipal comme celui-ci, resté célèbre :

ARRETE MUNICIPAL

  « Article premier.óLe port des armes est formellement interdit sur tout le territoire de la commune.
  Article II.óL'article premier ne concerne pas les familles en état d'inimitié notoire. Signé: Le Maire. »

 Pour comprendre ce qu'est une clientèle politique, il faut préalablement revenir sur certains mots ou concepts pour les définir. Sans doute, depuis la fin du XIXe siècle, emploie-t-on le mot « clan » en français pour distinguer le parti corse du parti français. Ce mot s'emploie généralement à des fins polémiques: le clan, c'est toujours l'autre.
 U partitu -ou parti corse - est fraction de la cité: conjonction du clientélisme des citoyens et du patronat politique des élites. La clientèle est un rassemblement sous la direction d'un « patron » (le patronus des Latins, même étymologie que pater) de divers groupes d'origine familiale. Chaque individu aliène ses droits politiques, au profit du leader politique du groupe en échange de sa protection et de son influence.
 Ce rapport entre le chef du parti et ses « amis » implique que le contrat qui les lie soit faiblement idéologisé. C'est ce que dit Horace de Carbuccia en parlant des deux grandes clientèles du début du siècle: « Peu importait à leurs partisans que les Gavini ou les Casabianca siégeassent à droite ou à gauche. L'antagonisme des deux clans ne s'exprimait pas par des doctrines et des programmes. Il y avait des casabianquistes parce qu'il y avait des gavinistes et inversement. Dans chaque village, existaient le parti du maire et le contre-parti. Si le maire était gaviniste, ses adversaires votaient pour Casabianca et vice versa. Quant aux électeurs ils faisaient confiance à l'homme et, plus encore, à sa famille et ils savaient qu'en toute occasion ils pouvaient compter sur ses conseils et sur son appui. »
 Ce fractionnement interne entraîne l'impossibilité pour l'individu de s'exprimer librement. La contradiction entre l'appartenance à la société insulaire et les idéaux français est parfois douloureusement vécue C'est le cas par exemple de cette électrice qui, ne pouvant disposer personnellement de son suffrage, dit un jour a un candidat gaulliste à la députation: « Ne me demandez pas ma voix; mais je suis prête, s'il le faut, à verser mon sang pour vous. »
 

Les partisans du changement

 Dans l'émigration les Corses ont bien compris la différence entre un pays ordonné et le leur. Ils ont appris à moduler leur comportement en fonction de leur localisation: le continent ou leur île. Dans cette dernière, ils savent jouer sur les deux tableaux, celui des exigences de l'Etat et celui des obligations sociétales indigènes. C'est pourquoi le pouvoir, quel qu'il ait été, et quel qu'il soit aujourd'hui, a tant de mal à normaliser leurs comportements.
 Il n'y a rien d'étonnant, dès lors, que toutes les tentatives de modernisation, efforts presque toujours exagérés, aient fini par se décourager devant une résistance qui n'a jamais manqué de ressources. L'identité française du Corse s'est construite, de son côté, sur une articulation entre ce qu'on fait et peut faire dans l'exil et ce qu'on fait ou peut faire chez soi, comportement propre à susciter cette espèce de mimétisme individuel et social qui finit par rendre imperceptible la différence.
 Au début des années soixante, un groupe croissant d'intellectuels se décida pour une rupture avec ce genre d'attitude en se voulant promoteur de la modernisation de leur île. Ils ont été portés par une lame de fond qui les dépassait largement et qui déferla sur la société ancienne, s'étendant partout: dans l'économie, la classe politique, les múurs, les gestes du quotidien... Mais la vieille société résista, comme elle l'a toujours fait en pareille occasion. Les partisans de la « modernité » restèrent donc minoritaires, ce qui les obligea à porter de plus en plus haut une voix qu'on voulut étouffer: de régionalistes, ils devinrent nationalistes; de décentralisateurs, ils se firent autonomistes ou indépendantistes.
 La jeunesse, d'abord spectatrice, menacée dans son identité culturelle, se radicalisa à son tour. Une fraction importante adhéra aux idées nouvelles, amplifiant la tendance maximaliste.
 Au regard de l'observateur, líensemble de ces trajectoires humaines parait confus. Il est malaisé de cerner les contours de la nébuleuse moderniste, d'évaluer l'ampleur du phénomène contestataire ou nationaliste. C'est que les comportements ne sont pas figés, mais évoluent sans cesse et dans tous les sens : tel agent touristique usant des techniques de marketing les plus récentes est un membre influent d'une organisation clientélaire; tel syndicaliste paysan, grand propagateur des idées modernisatrices côtoie dans le même parti son ennemi intime, le « vieux chef de clan » adulé de tous ses affidés; tel conseiller général, membre éminent d'un parti de gauche, obtiendra le concours des électeurs de son père, maire « divers droite » d'une ville nouvelle...
 Comment s'orienter dans cette réalité mêlée, diversifiée, multiforme ? On a beaucoup étudié la base sociale pour y découvrir hôteliers, commerçants, patrons de PME... et se rassurer par des analyses brillantes de classicisme: révolte des classes moyennes, chant du cygne de la petite bourgeoisie traditionnelle, néo poujadisme.
 A y regarder de plus près, toutes les catégories socio-professionnelles sont représentées dans le camp moderniste: enseignants, paysans, professions libérales, ouvriers... Tous les secteurs sont agités par son action... Toutes les générations et particulièrement la jeunesse sont partie prenante dans ce combat.    La démarche sociologique est donc, ici, réductrice. L'approche du politologue, plus sensible aux comportements de crise, paraît plus pertinente: elle constate dans la contestation insulaire, l'úuvre de ruptures à l'égard de la coutume.
 Trois points communs permettent de poser quelques repères: l'exigence du développement économique, líinsistance à démocratiser concrètement la vie politique, la reconnaissance d'un fait corse spécifique. C'est à partir de là que le mouvement modernisateur, apparu dans l'île d'abord comme un comportement contestataire, peut être identifié comme une rupture avec l'ordre ancien. Cette notion de « rupture » définit mieux le mouvement moderniste que sa base sociale.
 La première de ces ruptures s'est accomplie sur le terrain économique: les fidèles du statu quo y affrontent des opposants de plus en plus nombreux mais divisés quant a la question suivante: quel type de développement requiert la Corse ? Cette première interrogation conduit à de nouvelles interpellations qui tournent toutes autour du contrôle des acteurs du changement.
 La deuxième de ces ruptures s'affirme sur le terrain politique propre à l'île, entre partisans et adversaires du clientélisme. Là encore, le débat majeur est doublé de celui qui oppose, dans les clans, partisans et adversaires du renouvellement des pratiques et des cadres traditionnels.
 La troisième de ces ruptures concerne le terrain de l'identité corse: les uns pensent que la Corse est une région française; líautre camp regroupe une infinité de positions dont la plus radicale, constatant l'opposition irréductible entre la corsitude et la francité, revendique l'indépendance du pays.
 Sur la base de l'une, de deux ou des trois ruptures, toutes les trajectoires individuelles sont possibles. Rompre avec la tradition dans le champ économique n'implique pas nécessairement le même comportement dans les autres domaines, sans compter les demi-opérations, ou les glissades plus répandues que les affrontements ouverts.
 On peut mieux distinguer l'existence de deux « Corses ». La première, minoritaire mais la plus active, est la plus jeune, et la plus urbaine ; líautre, majoritaire, est la plus âgée, essentiellement composée de retraités, d'inactifs vivant à la montagne.
 

La question culturelle

 Le mouvement nationaliste avance des chiffres alarmants: les Corses seront bientôt minoritaires chez eux. Cette angoisse se focalise d'autant plus facilement sur la pratique de la langue qu'on l'estime méprisée par les Corses eux-mêmes; bref, on assure de toutes parts que le génocide culturel connaît déjà sa phase finale. Là, plus qu'ailleurs, líurgence impose un combat sans concessions.
 Dans la réalité, qu'en est-il ? Les choses sont évidemment plus nuancées. Une enquête de l'INSEE en 1980 portant sur l'usage du Corse à Ajaccio et Bastia détermine que 79% des chefs de famille parlent le corse. Ajaccio, ville plus « continentale » que Bastia, voit ce taux tomber à 69%. On est donc loin de líextinction programmée dont les nationalistes croient voir partout le complot. Les autonomistes de l'UPC finiront par reconnaître la réalité, mais leur discours à peine abandonné est immédiatement repris par les partisans du FLNC et de la CCN. Une affiche de la campagne des régionales 1984 assure même que les Corses de souche sont au nombre de 110 000 pour 230 000 habitants !    D'autres informations contestent cette propagande. Certes, les jeunes parlent moins la langue que leurs aînés: 71 % des chefs de ménages de moins de 35 ans contre 96% des plus de 55 ans. Plus inquiétant encore, les femmes, par lesquelles la transmission s'effectue, déclarent s'exprimer en corse bien moins que leur mari (69% des conjoints). Ce signe est doublement intéressant. Il prouve d'abord le brassage croissant des populations françaises. Il souligne ensuite et surtout que le corse est la langue de la citoyenneté dans laquelle on exprime les préoccupations partisanes, mais aussi l'amitié au sein du cercle masculin dont les femmes sont exclues; un groupe de jeunes féministes en est même venu à dénoncer l'apprentissage « pointu » du corse comme un des nouveaux avatars du machisme. Vingt ans plus tôt, c'était le français qui servait de véhicule à cette coutume.
 A partir de 1971, líassociation Scola Corsa prend la tête de la revendication linguistique. Elle réclame la généralisation de l'apprentissage de la langue dans l'enseignement et édite un matériel important. En 1977, son principal animateur J.-B. Stromboni crée une première école maternelle à Aleria. Un peu partout, et même sur le continent, s'ouvrent des cours où les jeunes peuvent réapprendre la langue de leurs ancêtres. L'orthographe est rationalisée et uniformisée malgré quelques résistances. La langue est modernisée. Pourtant en 1975, ils ne sont que 389 candidats sur 1 250 à choisir le corse pour l'épreuve facultative du baccalauréat.
 Des actions sauvages manifestent la volonté tenace des « enragés » de la corsitude de combattre l'expansion du français: les plaques des rues ou des poteaux indicateurs sont rectifiées. Les prises de paroles en langue locale se multiplient. Le français perd son statut de langue de prestige, tout au moins dans la frange nationaliste « régionale ».
 La question de la langue n'est pas aussi simple qu'il y parait. Le corse n'a jamais été la langue administrative et écrite de l'île. Bien après l'annexion française, les élites ont continue à s'exprimer en italien. Dans la littérature insulaire, líemploi du français ne s'est généralisé qu'entre 1871 et 1914. Les nationalistes culturels veulent unifier les différents dialectes (proches de ceux qui sont parles soit en Ligurie, soit en Toscane, soit au nord de la Sardaigne) et généraliser l'emploi du corse, leurs adversaires leur reprochant l'acharnement thérapeutique dont ils feraient preuve .
 L'université d'été parallèle, qui se tient à Corté à partir de 1973, est une manière de revendiquer une vraie faculté sur le lieu où l'éphémère université paolienne (1764-1769) professait en italien et latin.   Cette vieille exigence était en regain depuis longtemps parmi les universitaires des facultés « corses » du continent: Aix-Marseille et Nice. En 1974 seulement le corse bénéficie de l'extension de la loi Deixonne qui en légalise l'enseignement. En 1975, un décret autorise l'ouverture d'une université dont ni le contenu ni le lieu ne sont alors fixés. Elle n'accueillera ses étudiants qu'en octobre 1981, dans des bâtiments en chantier à Corté. Le mouvement contestataire a gagné cette manche-là !
 A la rentrée 1983, 34% des nouveaux étudiants originaires de l'île se sont inscrits à Corté, devenue la première université d'accueil insulaire avec 1 000 résidents, essentiellement en droit et en lettres. La vie universitaire n'est pas exempte de conflits entre étudiants nationalistes et enseignants qui ne partagent pas tous leurs opinions.
 Malgré l'absence d'une vie culturelle suffisante (Corté ne dépasse pas les 6 000 habitants) líuniversité se développe d'une manière satisfaisante servant de relais à de nombreuses activités intellectuelles.
 Le mouvement associatif ne l'a pas attendue pour se populariser, renouveler d'anciennes activités ou en créer de nouvelles: chasse, pêche, sport, fêtes, restauration, chants, ski, artisanat d'art, radios libres. Dix ans plus tard, le nombre de ces associations fait de la Corse une région de pointe pour le mouvement associatif (nombre d'associations pour 10 000 habitants), contribuant au retour de nombreux retraités et à l'installation de nombreux jeunes rétablissant des relations sociales qu'on croyait à jamais disparues.
 

Les nationalistes face à la violence

 L'arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République commence sous les meilleurs auspices. Une série d'amnisties délivre les différents emprisonnés. Le chef de l'Etat s'engage dans la voie de la reconnaissance du peuple corse et annonce l'élaboration d'un statut particulier. Les clandestins cessent leurs actions, ce qui n'interrompt pas pour autant tous les attentats, car depuis bien longtemps, ils sont, pour une part croissante, le produit de vengeances ou le fait de la pègre. Si l'UPC accepte de jouer le jeu, non sans exprimer quelques réserves, le FLNC dénonce une « réformette ». Le refus des « durs » de participer aux élections permet à l'organisation autonomiste, qui semblait en perte de vitesse auprès des jeunes nationalistes, de réaliser un joli score aux premières élections régionales.
 Après une période d'hésitations et de conflits internes, le FLNC relance ses activités. On l'accusera alors de s'appuyer sur de jeunes délinquants, après líassassinat d'un coiffeur métropolitain qui refusait de subir le racket. L'arrivée du fameux commissaire Broussard, après les attentats contre des personnes, le contraint à clarifier ses rangs et ses positions. Durcissant ses exigences, il s'en prend aux enseignants continentaux qui souvent sont contraints de demander leur mutation; il soumet à « líimpôt révolutionnaire » des commerçants « étrangers ». Les arrestations reprennent, mais l'action de la police cherche, cette fois, à n'arrêter qu'à coup sûr, profitant par ailleurs d'une lassitude croissante de l'opinion publique.
 Aussi, pour la première fois, le nombre de plasticages décroît, malgré la volonté du FLNC. Une organisation antiséparatiste organise dans toute la Corse des meetings de plus en plus fréquentés et, à son tour, descend dans la rue. Elle favorise la rentrée des chefs de « clans » sur le devant de la scène politique.
 Les nationalistes essaient de reconstituer autour d'eux un élan de solidarité en accusant l'Etat d'être le commanditaire du meurtre de Guy Orsini, un jeune militant disparu après son enlèvement par des membres du « milieu ». Les nationalistes iront les assassiner à leur tour dans la prison d'Ajaccio, le 7 juin 1984.
 Les nationalistes ont revendiqué, dans la même affaire, Líassassinat de deux autres personnes dont celui du secrétaire général auprès du préfet de la Haute Corse, Pierre-Jean Massimi, le 13 septembre 1983.
 En 1984, les actions du FLNC ont rencontré une hostilité grandissante Des manifestations publiques ont drainé des foules importantes. L'année se clôt par le mitraillage d'une voiture de CRS (1 mort, 1 blessé grave).
 1985 commence par l'assassinat de Jean Duprè, chef du service d'ordre de la CFR (Association pour la Corse française et républicaine)...
 

La réforme régionale de 1982

   L'arrivée des socialistes au pouvoir leur permet d'expérimenter, en Corse une réforme régionale dont ils se sont faits, depuis quelques années, les apôtres. Cette nouvelle formule combine des avantages généraux et particuliers. Les premiers visent surtout à décongestionner le pouvoir central inefficace dans de nombreuses circonstances, à responsabiliser les élus qui suivent une pente facile dans leurs rapports avec les citoyens en s'attribuant les bienfaits de la gestion étatique tout en accablant l'administration. Enfin, les socialistes pensent adoucir le régime présidentiel en accroissant les responsabilités des citoyens par la multiplication des postes d'élus.
 Les seconds objectifs veulent éclaircir une situation embrouillée, en permettant aux insulaires de se doter d'une assemblée représentative de leurs opinions par une élection qu'on suppose à l'abri des pressions habituelles. Ainsi le courant moderniste pourrait faire la preuve de sa représentativité. LíEtat trouverait par ce processus des représentants du « peuple corse » légitimes et incontestables, capables de l'aider à juguler la violence.
 Sans aller jusqu'aux propositions des autonomistes, le nouveau gouvernement offre à l'Assemblée insulaire une délégation de pouvoir étendue, malgré l'hostilité de l'opposition nationale qui cherche à faire capoter le projet et recourt, en vain, au Conseil constitutionnel.
 Le 2 juillet 1982, la région corse devient une nouvelle collectivité territoriale aux compétences particulières, gérées par une Assemblée régionale nouvelle dont les membres sont élus par le suffrage universel à la quasi-proportionnelle (la barre est d'abord placée a 2%, elle le sera à 5% pour les secondes élections de 1984).
 Le cúur du nouveau dispositif est l'Assemblée, institution délibérante, et l'exécutif, dirigé par un président dont le pouvoir d'initiative est important. Il est désigné en compagnie du bureau par l'Assemblée régionale, composée de 61 membres élus pour six ans.
 L'exécutif prépare et réalise les décisions prises par l'Assemblée. Le président ordonne les dépenses et l'exécution des recettes, gère le patrimoine et commande l'administration régionale. Des organisations consultatives accompagnent l'action des décideurs: le conseil économique et social et le conseil de la culture, de l'éducation et du cadre de vie.
 L'Assemblée insulaire peut saisir le Premier ministre de tout projet de loi concernant l'île. Aux compétences déléguées aux régions et départements français comme l'action économique, l'aménagement du territoire, la formation professionnelle... - et qui sont accrues en Corse, par exemple, par la mise en place d'offices spéciaux dans le domaine urbain, foncier, agricole - s'ajoutent des compétences particulières dans le domaine culturel et éducatif, énergétique, fiscal, de l'environnement et des transports. Ces dernières s'exercent dans le cadre des offices qui réunissent élus et représentants socio-professionnels (voir schéma). Enfin, la région bénéficie d'une dotation globale avec laquelle elle peut entreprendre les actions qui lui plaisent.
 Trois ans plus tard, où en est-on concrètement ? L'Assemblée régionale est devenue le principal centre politique de l'île; la tentative de la marginaliser a échoué. Le revirement des deux principaux leaders politiques locaux est, de ce point de vue, extrêmement significatif. Le premier, le sénateur Giacobbi dirige sa liste lors du renouvellement de 1984 - en 1982, il s'était abstenu de toute participation. Le second, le député RPR De Rocca Serra est devenu, en 1984, président de l'institution régionale.
 La régionalisation créée pour favoriser le courant moderniste a été captée entre temps par ses adversaires. Les conservateurs emportèrent les élections de 1982 malgré une percée électorale des autonomistes (15%); mais la pression de l'Etat et celle de l'opinion publique insulaire encouragèrent le leader de la liste des MRG de Haute-Corse à prendre la tête de la coalition réformatrice, en échange de la présidence de l'Assemblée régionale. Sa majorité relative s'est effritée peu à peu, entraînant la nécessité d'un second tour deux ans après le premier.
 L'appui du Front national a permis à l'opposition nationale de s'emparer de la direction des affaires régionales. Le courant nationaliste a régressé (10%) et s'est divisé en deux groupes égaux en nombre: les autonomistes et les indépendantistes.
 L'Assemblée régionale de Corse a-t-elle encore un avenir dans les circonstances présentes dès lors qu'elle est tombée entre les mains de ses principaux adversaires ? On peut effectivement en douter.
 Après avoir endigué les assauts électoraux des forces modernistes en 1982, étouffé les velléités de renouveau des partisans des réformes infiltrés dans ses propres rangs, le clientélisme est encore assez puissant pour dominer aussi bien la droite que, plus modérément peut-être, la gauche et contrecarrer les projets réformateurs de l'Etat.
 Est-ce une étape dans une longue histoire ? Est-ce un chant du cygne ? La réponse à ces questions est envisageable dans un avenir désormais proche.

Conclusion: trois scénarios

 Tentons une projection vers l'avenir à partir des circonstances présentes. On peut imaginer trois scénarios possibles: le scénario conservateur, le scénario rénovateur, le scénario indépendantiste.
    - Le premier scénario est la problématique conservatrice des partis clientélaires de droite comme de gauche. Leur objectif principal vise à préserver le statu quo sociétal et politique recouvert par le slogan de la Corse française. Ce projet est sous-tendu par des conditions qui doivent être impérativement remplies. Ces conditions sont au nombre de trois: la perpétuation de l'émigration vers le continent, la persistance des structures fondamentales de la société ancienne (citoyenneté, clientélisme, comportements familiaux) et la reconduction de la dépendance à l'égard de la métropole.
 Ce courant s'appuie sur des forces déterminées, les retraités, les individus dépendants ou assistés, la plupart des Corses de la diaspora et les notables et leur réseau d'affidés.
 Mais ce projet ne peut se matérialiser sans l'aide de l'Etat. On en attend donc une assistance sociale et financière, la perméabilité des structures administratives locales et continentales aux pratiques de « placements », une tolérance de la tutelle juridique et préfectorale à l'égard des manipulations politiques et électorales des autochtones et, enfin, la constance d'une politique méditerranéenne à l'égard de l'Afrique (sans quoi la Corse deviendrait le cul-de-sac de la France).
 Quelles sont les chances de réussite de ce scénario ? A court terme, les meilleures: les élections régionales, machine de guerre contre la puissance des conservateurs, se sont retournées en leur faveur. La peur des indépendantistes cimente leur camp. A moyen terme, incertaine : la survie du clientélisme exige d'inévitables adaptations aux mutations en cours et aux exigences nouvelles d'un nombre croissant d'insulaires.
    - Le deuxième scénario est la problématique des rénovateurs. Si ces derniers recrutent à gauche comme a droite, le grand parti idéologique est le mouvement autonomiste actuellement en baisse d'influence. Leur objectif politique principal vise à moderniser la Corse dans un cadre franco-européen ou européo-français. Ce projet est également dépendant de conditions impératives qui sont au nombre de trois: tout d'abord, líarrêt progressif des migrations, permettant, sans tension trop brutale, la reconstitution d'une société dynamique et « autocentrée »; ensuite la disparition des structures archaïques de la société insulaire, entraînant la rationalisation des comportements; enfin, la transformation de l'actuel développement limité, sectorisé et dépendant, en une expansion généralisée, multipolaire et européanisée.
 Les forces qui soutiennent ce mouvement sont encore numériquement fragiles: agriculteurs, artisans, commerçants en rupture avec les circuits d'assistance. Cette tendance de líopinion est également contrainte de rechercher le soutien de líEtat sur la base d'exigences diamétralement opposées à celles du courant conservateur.
 Quelles sont les chances de réussite de ce scénario ? A court terme, faibles. Les rénovateurs n'ont pas pu, malgré leur compromis avec certaines tendances clientélaires, conserver le pouvoir au sein de l'Assemblée régionale. Leurs divisions ont entraîné les élections régionales de 1984, dont les conservateurs sont sortis vainqueurs. A moyen terme, les chances de succès sont plus grandes. Le développement économique, les exigences nouvelles des insulaires, líérosion des positions conservatrices, tout cela joue en leur faveur. Il leur faudra néanmoins échapper à la dialectique des contraires qui favorise les extrémismes.
    - Le dernier scénario est celui du nationalisme radical. Son objectif vise à conduire les Corses sur les chemins de l'indépendance. Cet espoir ne peut se matérialiser qu'à certaines conditions. Lesquelles ? En premier lieu, la rupture entre les insulaires et la diaspora. L'un des piliers de la Corse française serait ainsi détruit; ensuite l'approfondissement de la double crise des structures traditionnelles et de leur alternative, les structures sociales de la modernité prolongeant l'état d'anémie collective dont la jeunesse souffre plus particulièrement; enfin le pourrissement de la dépendance économique soulignant le contraste entre une île intérieure « corse » et marginale, et une île périphérique « française » touristique et extériorisée.
 Les partisans de cette option sont, en presque totalité, recrutés dans les rangs de la jeunesse et des marginaux du développement dirigés par une fraction significative des élites culturelles.
 Quelles sont les chances de réussite de ce courant ? A court terme, nulles. Les élections régionales ont été au premier degré une victoire des indépendantistes puisqu'ils ont franchi la barre fatidique des 5% nécessaires pour siéger. Mais leur cause est soutenue par une minorité. A long terme, incertaines. L'étape actuelle du courant indépendantiste consiste à grignoter les autonomistes, à recruter dans la classe d'âge des 30-40 ans. Il lui faut consolider son existence, promouvoir un programme politique cohérent. Et surtout bénéficier d'un concours de circonstances si heureux qu'il en paraît aléatoire, largement fondé sur les erreurs de ses ennemis.
 En fait, tout se jouera dans les toutes prochaines années. Un test: la cause nationaliste évitera-t-elle de tomber dans le banditisme politique ? Fatalité de tous les échecs historiques antérieurs de ce courant !
 
 

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