La dérive de la Corse, une dérive économique, sociale, civique
 
 


 LEFEVRE Marianne


 


Depuis le début de l'année 1995 s'est produite une succession de règlements de comptes publics entre militants nationalistes de toutes les factions : quinze morts au total. Six pour le FLNC-Canal Habituel, dont la vitrine légale est le MPA, Mouvement pour l'autodétermination, huit pour le FLNC-Canal Historique, organisation clandestine de la Cuncolta Nazionalista, un pour le courant nationaliste minoritaire, l'ANC, Accolta Nazionalista Corsa, dont l'organisation politico-militaire est Resistanza. Son dirigeant a été quant à lui victime d'une tentative d'assassinat en juillet 1994 et accuse par voie de presse régionale le Canal Historique d'en être l'exécutant.

Ces affrontements ne sont pas idéologiques : des rivalités internes ont conduit à la guerre nationalo-nationaliste; rivalités portant sur le contrôle d'activités lucratives toutes situées sur le littoral de l'île et résultant de positionnements officieux dans des camps politiques différents à échelle microrégionale. Face à ces désordres inusités dans un pays démocratique, l'Etat républicain est fortement interpellé; il montre une impuissance inquiétante et semble indifférent aux défis qui lui sont lancés ; que signifie cette passivité, voire cette complaisance?
 
 

1. La Guerre nationalo-nationaliste

Les deux principaux courants nationalistes ont des méthodes différentes de mise en valeur du littoral
 
 

Le Mouvement pour l'autodétermination, MPA-Canal habituel, surnommé dans l'île le "mouvement pour les affaires", est majoritairement composé aujourd'hui de socioprofessionnels du tourisme et du commerce, d'entrepreneurs et de membres de professions libérales. Le trésor de guerre amassé durant des années grâce au racket a été réinvesti : hôtels, commerces, bars, machines à sous, principalement localisés dans le golfe d'Ajaccio et le port de l'Amirauté, l'extrême-sud et la Balagne, le continent et l'étranger.

Les militants de ce courant nationaliste ont désormais un patrimoine à protéger et à faire fructifier. Ils sont entrés dans une phase d'investissement et de revitalisation du littoral insulaire au sein d'une économie de marché dans un cadre intégré européen : ils ne parlent plus d'indépendance, mais de développement économique géré par les pouvoirs locaux. Leur leader, qui se présente aux municipales de 1995 à Ajaccio "sans étiquette", avait une liste, aux territoriales de 1992, composée à plus de 40 % de jeunes gérants de société et de professions intellectuelles supérieures et à plus de 15 % de commerçants et de chefs d'entreprise. N'ont-ils pas été les administrateurs fondateurs de la holding financière COFIDE (Corse Financement Développement), prévoyant "une prise de participations en Corse, dans des sociétés de capitaux relevant d'une production, à l'exclusion de la production agricole, la transformation de tous produits destinés prioritairement au marché corse et éventuellement susceptibles d'être exportés, l'hôtellerie et le tourisme" comportant d'importantes sociétés de transports, de distribution et de tourisme? Ayant appelé à voter "oui" au référendum de Maastricht, ils s'opposent avec virulence au statut de TOM revendiqué par leurs rivaux du Canal historique-Cuncolta. L'un de leurs responsables, fondateur d'une coordination de patrons, le Rialzu Economicu, dirige aujourd'hui la chambre de commerce et d'industrie de Corse-du-Sud. Ces nationalistes sont mûrs pour revendiquer à leur tour une paix civile garante de prospérité économique. Une partie de ses militantes et ex-militantes anime le Comité des femmes contre la violence né en janvier 1995, en pleine guerre nationalo-nationaliste. Comme toute force politique accédant à un pouvoir économique, le MPA investit dans les clubs de jeunes et en particulier dans le monde du football de la cité ajaccienne.

Le débat intérieur au sein de ce courant nationaliste porte sur la nécessité ou non de dissoudre son organisation clandestine; certains militants comme Léo Battesti, l'un des fondateurs du MPA de Haute-Corse, élu de la collectivité territoriale, qui déclare par ailleurs "assumer totalement son engagement passé" et démissionner de son mandat, ont quitté le MPA dès 1992, désapprouvant le maintien d'une organisation clandestine. En conséquence, le Canal habituel a mis en veilleuse son organisation politico-militaire et suspendu ses actions terroristes, excepté en mars 1995 durant la première grève de la fonction publique, où il mit en place une nuit bleue afin d'accélérer le processus de négociations, ce conflit étant devenu préjudiciable à la bonne marche des affaires.

Des opérations d'intimidation subsistent : deux rassemblements de 150 hommes cagoulés et armés, le 4 novembre 1994, dans chaque département, à Pila-Canale et Corte, revendiquent dans une conférence de presse une réforme institutionnelle dans le cadre européen, établissant un pouvoir législatif en Corse. Cette force clandestine lui est donc utile pour faire entendre sa voix dans certaines circonstances et durant les règlements de comptes entre nationalistes des différentes factions. Le MPA refuse longtemps le terme de dérive mafieuse dans l'île, phénomène dont son rival, le Canal historique, le rend en partie responsable.

Ce mouvement est doté d'un électorat peu important, mais suffisant pour jouer un rôle de force d'appoint décisif dans une élection municipale ou cantonale : électorat fidèle et trés localisé dans l'agglomération ajaccienne et ses quartiers est; 11,4 % des suffrages aux législatives de 1993 dans la première circonscription de Corse du Sud. Seulement 6,7 % aux municipales de 1995, mais ce capital de voix est déterminant dans le duel droite/droite qui se tient à Ajaccio entre deux néo-clans de la droite libérale et corsiste.

Le MPA, minoritaire au niveau des suffrages des électeurs nationalistes, parvient à diriger à la fois la principale centrale syndicale nationaliste, le Sindicatu di i Travagliadori Corsi, bien implanté dans les entreprises privées et dans le secteur des transports, et le Rialzu Economicu, créé le 10 juin 1993 en vue de défendre le petit commerce, l'artisanat et le monde des entreprises, "bouquet de fraicheur", selon Charles Pasqua qui aimait à le rencontrer à Ajaccio ou à Paris lors de l'élaboration du statut fiscal de la Corse.

Les axes revendicatifs du Rialzu, portant essentiellement sur des domaines financiers ou d'affaires, privilégient un projet de défiscalisation de la Corse : ils sont fondés sur un critère de spécificité et de "retard historique" pour l'obtention d'un statut fiscal dérogatoire. Ce syndicat de socioprofessionnels revendique une exonération des charges sociales, le gel de la dette sociale fiscale et parafiscale, une exonération totale de la TVA et de la part patronale des cotisations de l'URSSAF sur trois ans; ses actions menées contre les pouvoirs publics sont habituellement musclées : le 31 juin 1994, les membres du Rialzu murent dans la nuit les portes de la Banque de France située en face de la préfecture, sous "l'oeil bienveillant des forces de l'ordre" (Corse Matin du 1er juillet 1994).

Le STC, qui n'avait pas participé à la grande grève de 1989 de la fonction publique, s'excluant ainsi du plus grand mouvement social que la Corse ait connu jusqu'à cette date, entre à son tour dans le conflit social de mars 1995 déclenché une semaine auparavant par l'intersyndicale CGT-FO-FSU de la fonction publique : ses objectifs sont une participation à un mouvement massif touchant l'ensemble des salariés insulaires et une reconnaissanvce officielle de l'Etat; il fera partie des premiers syndicats minoritaires dans l'île à signer un protocole d'accord avec le préfet de Corse; on mesure les liens étroits entre un syndicat nationaliste bien implanté dans le secteur privé et des socioprofessionnels unis par leur corsitude et leur opposition à l'Etat.

Le Canal-historique Cuncolta s'est quant à lui spécialisé dans le prélèvement de fonds, soit de l'Etat, soit des investisseurs insulaires, continentaux et étrangers. Il est toujours en position d'intermédiaire entre une source d'argent et "le peuple corse". Sa puissance armée et ses attentats jouent le rôle de régulateur de la gestion de ses "rentes".

Les investisseurs sont traditionnellement soumis à "l'impôt révolutionnaire", comme dans les grands complexes touristiques ou les entreprises de transports. La société Nouvelles frontières, selon des "détracteurs" du FLNC-Canal historique cités par Le Monde du 15-16 mai 1994, serait devenue, sous la pression, le sponsor du SCB pour un contrat de partenariat signé le 6 mai à Paris et s'élevant à 3 millions de francs par an : "l'accord de financement du Sporting serait intervenu quelques mois aprés les plasticages revendiqués par le FLNC-Canal historique contre des agences de voyage sur le continent et en échange de la protection des installations touristiques que possède Nouvelles Frontières en Corse". En mai 1993, le FLNC Canal historique revendiquait trois attentats contre ce groupe touristique auquel il reprochait sa "mainmise sur l'hôtellerie insulaire".

L'impôt révolutionnaire finance l'organisation clandestine : Le Monde du 26 septembre 1992 reprend une déclaration écrite dans le Ribumbu par Jean-Michel Rossi, condamné pour tentative d'extorsion de fonds : "La seule chose qui se puisse à la rigueur discuter, c'est le cas échéant, le choix des cibles, et non le principe, lequel ne souffre guère de contestation, sauf à vouloir la fin sans les moyens, et à renoncer aux mutations radicales au profit d'un moralisme à bon marché". Dans un communiqué publié par la presse le 4 avril 1994, cinq jours aprés l'arrestation de son commando à Sperone, le FLNC Canal-Historique réaffirme ces mêmes principes : "les exigences d'abandon de la lutte armée, de la clandestinité et donc de ce qui s'y rattache, comme l'impôt révolutionnaire, constituent un préalable inacceptable".

Les militants du Canal-historique sont moins intégrés que ceux du canal habituel dans le tissu économique de l'île. Ils ne créent que trés peu d'entreprises, excepté dans l'agriculture ou le transport de fonds; la société Bastia Securita est un des fleurons de ce mouvement. Ces adeptes musclés d'une économie rentière dont ils assurent militairement la maintenance font logiquement la promotion d'un code des investissements aisément contrôlable.

Si les dirigeants officiels de la Cuncolta en Haut- Corse sont majoritairement des avocats du barreau de Bastia, les troupes officielles et clandestines sont quant à elles de plus en plus mobilisées parmi les chômeurs et les jeunes des quartiers sud-bastiais de Lupino et Montesoro; ce mouvement nationaliste, qui recrute parmi les agriculteurs, les petits commerçants et les artisans, compte dans ses rangs une part croissante d'hommes de main. L'argent facile, et non plus l'idéologie, est devenu un facteur de ralliement à la cause nationaliste. Pour Eric Fottorino, qui intitule son article "les nouveaux bandits corses" dans Le Monde du 3 janvier 1995, "les assassins" ont succédé aux "justiciers". "Il y a un front au sein du front" lâche un dissident de la Cuncolta qui fait allusion au groupuscule de jeunes et moins jeunes recrutés par les organisations, dépourvus de formation politique, mais fascinés par les armes. La cause nationaliste tombe entre les mains de bandes d'individus qui éliminent physiquement les militants gênants et les petits dealers, qui menacent et rackettent les commerçants apeurés au nom d'une idéologie dont ils ignorent l'abc." Ils arrivent en ville à huit, répartis en deux autos qui se suivent, explique un témoin. Ils se ressemblent tous un peu. Les joues mal rasées, le parka large et ouvert, une dégaine à la Mad Max".

Dans ce contexte de racket systématique et d'endettement généralisé, l'observation des règles républicaines devient un obstacle. Inversement, une dérèglementation institutionnelle du territoire insulaire offre des perspectives d'avenir : le statut de TOM revendiqué par la Cuncolta entre dans cette logique de spécificité et de territoire hors-norme où tout devient possible...

Les actions de bandes armées la nuit sont légitimées le jour par le discours et un investissement privilégié dans la communication. Le courant de la Cuncolta s'adresse par voie de presse à l'opinion insulaire, sous couvert de multiples organisations : politiques, comme Corsica Nazione, Cuncolta nazionalista, Cuncolta Ghjuventu, I Verdi Corsi apparentés à la Cuncolta, I Cumitati di Rughjoni émanant de chaque microrégion insulaire, ce qui induit une multiplication des communiqués; le canal télématique est utilisé avec 36-15 Ribombu; organisations syndicales avec la FCCA (Fédération corse du commerce et de l'artisanat), le SCA (Syndicat corse de l'agriculture), le FTI (Federazione di i Travagliadori Independenti) rival du Rialzu, l'UNI ( Unione di I travagliadori Corsi) rival du STC, la CSC (Cunsulta di i Studienti Corsi) et autres...

Les quotidiens régionaux sont devenus des canaux privilégiés : le 26 décembre 1995, La Corse-Le Provençal publie conjointement, page de gauche, les destructions opérées par le Canal historique dans le centre des impôts de Bastia et, page de droite, une interview d'un responsable de la Cuncolta qualifié de chef du FLNC Canal historique de Corse-du-Sud par la presse locale et nationale.

La faiblesse du courant de la Cuncolta réside dans son absence de représentation politique démocratique : ses représentants sont absents des échelons de pouvoir municipal et départemental générateurs de clientèle par excellence; sur 360 communes, aucun maire n'appartient à la Cuncolta, aucun conseiller général. Ce fait n'est pas nouveau : alors que tout le mouvement nationaliste où ils sont majoritaires obtenait prés de 30 % des voix aux élections territoriales de 1992 dans certaines communes de Balagne, simultanément le score nationaliste ne dépassait pas les 5 % dans les mêmes communes aux élections cantonales...

Associés jusqu'en 1994 au sein de la coalition Corsica Nazione avec les autonomistes de l'UPC peu effarouchés par leur méthode politico-militaire clandestine, ils ont obtenu plus de 16 % des suffrages aux territoriales de 1992. Edmond Simeoni, l'homme d'Aleria, leader de l'UPC (Union du peuple corse) et chef charismatique de la mouvance nationaliste, conseiller particulier occasionnel de François Mitterand, s'est périodiquement associé au courant indépendantiste, quelles que soient les actions violentes commises : il maintient l'union avec le MCA en 1986 alors que le FLNC vient de revendiquer le double assassinat de deux ressortissants tunisiens; il ne démissionnera de Corsica Nazione que neuf mois aprés la revendication par le FLNC Canal-historique de trois assassinats, tandis que l'UPC ne quittera cette coalition qu'un mois plus tard, en pleine crise nationalo-nationaliste.

Ce capital de voix des territoriales de 1992, bien qu'il ait diminué de moitié ultérieurement, constitue une force électorale d'appoint. C'est pourquoi ils vont utiliser ces suffrages aux municipales de 1995 en faveur des formations politiques traditionnelles de leur choix selon un rapport de force leur permettant d'exercer une pression et de s'opposer généralement au MPA qui s'est positionné dans certaines communes : un MPA allié officieusement à Ajaccio avec José Rossi ou, officiellement, à Porto-Vecchio contre Jean-Paul de Rocca Serra, chef du vieux clan traditionnel. Une guerre froide nationalo-nationaliste était déjà en cours lors des municipales de 1995. Le mercredi 21 février 1996, le mouvement de la Cuncolta s'érige en parti politique prêt au dialogue, s'attachant à "populariser les propositions de FLNC, lui donnant de ce fait les moyens d'une expression publique". Ses deux nouveaux secrétaires de Haute-Corse et de Corse-du-Sud, indépendantistes de la première heure, sont reconnus comme des interlocuteurs par le ministre de l'Intérieur et le garde des Sceaux. Ce sont les seuls membres de la classe politique insulaire à accorder sans réserve leur confiance au pouvoir central pour trouver une solution au problème corse (Corse-Matin du 22 février 1996).
 
 

Une lutte d'influence s'est engagée publiquement depuis la scission de 1990 entre les différents courants nationalistes
 
 

Le mouvement indépendantiste compterait-il désormais une gauche et une droite ou, comme le prétend le MPA, des "archaiques" et des "progressistes" et, selon la Cuncolta, des "traîtres", des "vendus" et des "renégats"?

Dès la scission, les relations sont hostiles, voire agressives, entre les anciens frères de combat et sont mises, contrairement aux années précédentes, à la connaissance de l'opinion publique insulaire par un procédé de lettres ouvertes publiées dans les quotidiens régionaux. Ces rivalités ne sont pas idéologiques : rapport de force armé pour garder le journal de propagande U Ribombu qui sera conservé par la Cuncolta en décembre 1990; guerres d'affiches avec coups de feu d'un membre du MPA sur un militant de l'ANC en juillet 1991; slogans "orduriers" couvrant des affiches électorales de mouvements nationalistes rivaux qui s'accusent mutuellement de dérive mafieuse ou militariste. Trés vite, des rivalités de pouvoir économique concernent des affaires immobilières sur le littoral : un littoral balanin déclaré "inconstructible" par le Canal historique et où des militants du MPA ont construit des lotissements qui sont à leur tour plastiqués. Alors que le Canal habituel condamne à mort, par communiqué de presse régionale, s'il revient en Corse, un militant du canal historique qui l'a accusé en plein procés de "dérive mafieuse", le candidat du MPA aux législatives de 1993 pose la question : "Est-ce que dans ce pays, seuls les assujetis à l'impôt révolutionnaire ont le droit de construire?" S'affrontent les investisseurs et les racketteurs.

L'affaire de prise de gestion du centre de vacances Sampiero Corso à Propriano appartenant à une mutuelle des personnels du ministère de l'Agriculture illustre bien ces deux stratégies : la Cuncolta, par le biais de l'un de ses syndicats I Campagnoli Corsi, revendique, en même temps que l' association Turismu Vivu apparentée au MPA, la gestion de ce centre de vacances. Tandis que les premiers occupent les lieux par la force en juillet 1992 et établissent sous la pression des pourparlers avec les responsables du camp, tout en dénonçant publiquement le tourisme social, les seconds, dans le secret, signent un accord avec les sociétés responsables.

Deux stratégies et deux modes d'exploitation : dans l'Extrême-sud, il y aurait, selon la rumeur, des investissements du MPA dans le hameau de Piantarella à Sperone, l'un des plus importants complexes touristiques de luxe en voie de réalisation de l'île; projet jugé par le leader du MPA d'"une qualité exceptionnelle". Le commando du Canal historique y est pris en flagrant délit de plasticage par les forces de l'ordre, pour la première fois dans l'histoire des attentats en Corse. A cette occasion, le leader de la Cuncolta, élu à la collectivité territoriale, rappelle au sein de cette assemblée "qu'en l'absence d'un code des investissements institutionnel, le code des investissements coutumier continuerait à s'appliquer car il serait le seul obstacle aux appétits financiers, le seul garant des intérêts de notre peuple" (Corse-Matin).

A partir de 1993, la crise interne entre nationalistes de courants différents et au sein d'un même mouvement conduit à des éliminations physiques entre nationalistes publiquement revendiquées comme dans l'affaire Sozzi. Le 8 août 1993, le Canal historique revendique trois assassinats dont celui de l'un de ses militants, sous les applaudissements des 3500 militants de la Cuncolta venus assister aux journées de Corte. La tendance "dure" connaît une grave crise avec une scission interne née de la condamnation par certains nationalistes de ce meurtre revendiqué de l'un des leurs : désormais des Corses tuent des Corses, au grand émoi de l'UPC.

En vérité, la guerre nationalo-nationaliste, qui tourne dans un deuxième temps à la vendetta, ne résulte pas seulement de la crise du nationalisme, mais de l'imbrication des courants nationalistes avec les forces politiques locales de la droite insulaire traditionnelle ou néo-claniste, majoritaires dans l'île. Elle traduit en fait des conflits d'interêts.
 
 

2. La guerre nationalo-nationaliste accompagne une restructuration des forces politiques insulaires
 
 

Elle porte essentiellement sur deux points : la déstabilisation, voire la destruction, du vieux clan traditionnel du Sud roccasserriste, succédant à celle du vieux clan nordiste giacobbiste, et la formation d'alliances conjoncturelles, puis structurelles, entres factions nationalistes et les clans de la droite néo-claniste et corsiste du littoral de l'île.
 
 

La déstabilisation progressive des vieux clans traditionnels

Le clan nordiste, dont le chef était François Giacobbi (MRG), est en déclin dans les années quatre-vingt, de par sa nature et ses opposants aussi divers que l'Etat, les nationalistes ou la droite libérale et néo-claniste de Paul Natali. Le clan traditionnel giacobbiste de l'intérieur montagnard et rural en voie de désertification disparaît peu à peu, ses assises économiques reposant exclusivement sur la fonction publique et l'administration de l'Etat républicain. Clan du statu quo économique et ayant fait le choix de la protection du milieu naturel : clan fondateur du Parc naturel régional de la Corse, reconnu unanimement comme une réussite d'aménagement du territoire.

Ce "vieux" clan est remis en cause sur trois plans et par trois adversaires différents : l'Etat, avec le statut Joxe à l'origine d'une refonte complète des listes électorales pénalisant son électorat de l'intérieur, par ailleurs surévalué, qui comprenait la diaspora ; le pouvoir central désirait aussi substituer au vieux MRG un PS de la "troisième voie"; en deuxième lieu, les nationalistes faisant de ce clan le moins puissant leur cible privilégiée, épargnant curieusement le grand clan du Sud qui domine toute l'île : un attentat par le Canal habituel, "à la libanaise" et en plein jour, détruit entièrement le bâtiment du conseil général de Haute-Corse alors présidé par François Giacobbi, les conseils généraux étant considérés par les indépendantistes du MPA comme "les points d'ancrage du système claniste"; le conseil général de Corse-du-sud, présidé par un néo-clan de la droite libérale rossiste, sera épargné par les clandestins. Enfin, le néo-clan Natali qui détient le pouvoir économique dans les secteurs du tourisme et du BTP dans le nord-est de l'île, partisan d'une mise en valeur ultra-libérale, favorable au tout-tourisme et réclamant pour la Corse un statut de zone franche équivalent à celui des îles anglo-normandes; il a ravi la présidence du conseil général en 1992 au chef du vieux clan nordiste.

Cependant la branche autonome et urbaine de Bastia, du vieux clan giacobbiste, en la personne du député-maire de la ville, Emile Zuccarelli, devient la seule force politique montante de la gauche dans l'île. Le maire de la capitale économique insulaire joue une carte républicaine, nationale et européenne, négligeant en 1992 les enjeux territoriaux : opposé au statut Joxe mais ayant opté pour la majorité présidentielle, il est le seul homme politique de Corse à s'être mobilisé pour le "oui" à Maastricht avec la création d'un "Comité Corse pour le oui à l'Europe"et mène activement une politique transfrontalière avec la Toscane.

E. Zuccarelli conjugue aux yeux de ses électeurs les trois composantes de la légitimité du pouvoir : l'appartenance à une "grande famille", le parcours personnel exemplaire et la représentation de la loi - c'est un ancien ministre. Dénonçant trés tôt les violences politiques et mafieuses, il refuse le ticket RPR-MRG de la majorité régionale; ce polytechnicien est l'initiateur d'un projet de développement d'une technopole aujourd'hui agréé par Bruxelles. Sa réélection en mars 1993 grâce à toutes les voix de la gauche, auxquelles se sont ajoutés des suffrages de la droite bastiaise et des nationalistes, témoigne de sa personnalité atypique sur l'échiquier insulaire. Aux municipales de 1995, il est élu dés le premier tour.

En mai 1994, il prend la présidence de la fédération de Haute-Corse du MRG aprés le retrait de François Giacobbi qui a décidé de s'effacer. D'où une réconciliation MRG-PS en Haute-Corse où se mettent en place une dynamique de gauche et une stratégie de reconquête du pouvoir. Aujourd'hui, beaucoup d'insulaires de gauche lui reprochent de ne pas prendre la tête d'un mouvement plus virulent contre la dérive actuelle de l'île. Il est le seul homme politique insulaire à présenter une possible alternative. Ce retrait peut s'expliquer cependant par le choix d'une action politique plus ancrée dans un contexte national que régional. Il est vrai que se pose sur place, pour soutenir une telle initiative, le problème d'une mobilisation citoyenne active contre la violence et le terrorisme dépassant la simple condamnation ou le voeu unanime de paix.

La déstabilisation du clan à échelle régional roccasserriste

Le vieux clan traditionnel RPR du sud apparaissait jusqu'à présent comme un pôle de stabilité dans une île à la dérive, où les réformes institutionnelles venues du pouvoir central se succèdent à un rythme rapide. Trois causes peuvent expliquer cette fragilisation d'une force politique qui détient le pouvoir régional depuis 1984 :

- la chute du clan giacobbiste auquel il s'était associé, dans un contexte de décentralisation et de "front du refus" aux réformes institutionnelles du gouvernement socialiste, formant une "majorité régionale"; profondément légitimiste, ce clan conserve une représentation républicaine;

- l'absence d'héritier potentiel d'un pouvoir dynastique séculaire; elle induit une exacerbation des luttes entre potentats régionaux jusqu'ici inféodés : le pouvoir à prendre est considérable et les alliances contre-nature sont favorisées. Ces néo-clans de la droite libérale et claniste sont en lutte d'influence et s'allient aux courants nationalistes du MPA, de l'ANC et de l'UPC ou de la Cuncolta;

- sa dépendance croissante à l'égard du courant nationaliste de la Cuncolta qui a participé officieusement à la réélection au second tour du "Renard argenté" à Porto-Vecchio. Jean-Paul de Rocca Serra, qui devançait son adversaire de 97 voix au premier tour, faisait face à une coalition de second tour de la droite néo-claniste alliée aux nationalistes du MPA, de l'ANC et de l'UPC.

Pourtant, ses pouvoirs politiques et économiques sont considérables : le chef de clan dispose des postes clés à l'Assemblée territoriale et au conseil exécutif; ses pouvoirs relais sont situés dans toute l'île et il bénéficie du soutien du RPR national et du gouvernement Juppé. Son lieu d'implantation est Porto-Vecchio, capitale de l'extrême Sud, microrégion en pleine expansion touristique tournée vers l'Italie et l'Europe, aujourd'hui pratiquement autonome du reste de l'île. Son action à la Région s'inscrit dans une logique européenne d'investissement, mais sa technique du saupoudrage est réglée par le campanilisme (quatre aéroports internationaux et six ports SNCM pour 250 000 habitants). Le plan de développement régional de 1993 est un catalogue de mesures sectorielles, prônant un "développement identitaire". Ce clan, qui envisage un partage et un transfert du devoir d'assistance de Paris à Bruxelles, est partisan d'une zone franche et d'une région française à statut dérogatoire au sein de l'espace européen. Une nouvelle dimension intervient : les élus du clan traditionnel, hommes généralement de pouvoir et non d'argent, sont à leur tour, comme l'Etat central, menacés publiquement dans leur représentations directes : plasticages, le 5 décembre 1995, des mairies de Ville-di-Pietrabugno dont le maire est Jean Baggioni, président du conseil exécutif, de Porto-Vecchio où "règne" le "Renard argenté", président de l'Assemblée territoriale, et d'Ile-Rousse dont le premier édile est le ministre des Anciens combattants Pierre Pasquini. Si de telles pressions s'exercent quotidiennement sur l'Etat de la part du Canal historique ou de ses succursales armées, il serait naïf de penser que ces mêmes pressions des organisations clandestines ne se soient pas exercées sur les représentants du pouvoir territorial.

Des kilos d'explosifs ont à plusieurs reprises ravagé les bâtiments de l'Office d'équipement hydraulique de la Corse; l'un d'entre eux a été qualifié par Corse-Matin d'attentat "anti-facturation". Le 18 décembre 1995, la collectivité territoriale est encore visée, puisqu'une charche d'une dizaine de kilos dévaste les locaux de l'ADEC (Agence de développement de la Corse) et de l'Office des transports.
 
 

Développement des néo-clans de la droite libérale et corsiste à échelle départementale et microrégionale

Une nouvelle génération d'hommes politiques appartenant ou apparentés aux partis UDF et RPR, sans héritage dynastique, s'est emparée du pouvoir à échelle départementale, dans les deux plus grandes agglomérations et sur un littoral en pleine expansion : l'UDF José Rossi, rapporteur du statut Joxe, basé dans l'agglomération ajaccienne et à la direction du PR dans la capitale, et l'apparenté RPR Paul Natali dans le grand Bastia, sont à la tête des deux conseils généraux. Ce néo-clanisme d'essence libérale n'a plus besoin exclusivement de l'Etat pour distribuer des emplois et prétend en créér. Il a fait le choix d'un développement économique fondé sur des activités spéculatives touristiques sur fond de décentralisation et d'intégration européenne. Plus adapté à une Europe des régions qu'à une Europe des Etats-nations, favorable aux réformes institutionnelles de décentralisation et d'autonomie interne, il prend en compte le fait identitaire. Son responsable de Haute-Corse, dirigeant plus d'une vingtaine d'entreprises dans le BTP et le tourisme, à la fois président de la chambre de Commerce et d'industrie et du conseil général de Haute-Corse, revendique une zone franche sur le modèle des îles anglo-normandes. Sa proposition de vote à l'Assemblée territoriale d'une TVA zéro, qui est une négation du devoir d'impôt, atteste de son piètre comportement républicain.

Une mutation structurelle de la classe politique corse est en cours : cet homme d'affaires et chef d'entreprises du grand Bastia est un homme d'argent avant d'être un homme de pouvoir, contrairement au chef de clan traditionnel. Ce nouveau type d'homme politique, à la tête de groupes d'entreprises dans le bâtiment, les travaux publics et l'hôtellerie, se développe dans la droite libérale néo-claniste insulaire : E Mocchi, maire de Propriano, bien implanté dans le Valinco, le Sartenais et la région ajacienne, ou J.F Filippi, maire de Lucciana dans le grand Bastia, assassiné en 1994; l'industriel Henri Antona et Plilippe Ceccaldi, président de la Compagnie Corse-Méditerranée, originaires de Corse-du-Sud, ont d'importantes responsabilités dans les instances économiques et politiques régionales et se sont présentés aux territoriales de 1992, illustrant l'éclatement de cette droite "moderne" à échelle microrégionale.

Henri Antona, PDG d'une société d'équipement électrique à Paris, maire d'une petite commune littorale du Golfe d'Ajaccio, a un champ d'action politique et économique à la fois parisien et insulaire. Président de l'Institut Régional du commerce, de l'Innovation et de la Gestion (IRCIG), il a créé et conseillé plus de 2500 emplois insulaires. Sa société Techni SA, spécialisée dans le chauffage collectif et filiale de la Générale des Eaux, a de nombreux marchés publics à Paris et dans les Hauts-de-Seine, fief de Charles Pasqua; il se présente en 1992 avec José Rossi dont il devient tête de liste au deuxième tour sur la liste "Agir endemble". Le tourisme est une priorité absolue de même que la mobilisation de la diaspora, "réservoir de matière grise et d'intelligence". Opposé aux conseils généraux, comme les nationalistes avec lesquels il entend dialoguer, il revendique une législation et une règlementation spécifiques : code d'investissement, maîtrise des transports et des outils financiers régionaux. Philippe Ceccaldi, PDG de la CCM (Compagnie Corse-Méditerranée), tête de liste de "Corse nouvelle" aux territoriales de 1992, propose la création de nouvelles entreprises ou organismes régionaux : centre de maintenance aéronautique dans la région bastiaise, compagnie régionale maritime et Office de la mer. Son superservice de l'emploi est garanti par trois bases de rassemblement : "je suis corse, je suis français, je suis l'ennemi de la violence". Candidat aux élections municipales d'Ajaccio en 1995, il a mené une liste au second tour opposée à la coalition bonaparto-rossiste du maire sortant d'Ajaccio.
 
 

Des alliances conjoncturelles, puis structurelles entre les factions nationalistes et les formations libérales clanistes de la droite à échelle microrégionale
 
 

Alliance objective à échelle régionale, entre le vieux clan roccasserriste et la Cuncolta

L'Assemblée territoriale est dispensatrice de fonds publics et ses choix conviennent aux nationalistes de l'intérieur de la Cuncolta: ils privilégient étonnament le secteur de l'agriculture qui avec seulement 3,5 % du PiB de l'île, représentent 27 % des fonds du dernier contrat de plan Etat-région; en effet, l'agriculture, les forêts et la formation professionnelle cumulent à elles-seules plus de 45% des sommes engagées de 1994 à 1998.

L'aide publique, par le biais de l'Assemblée territoriale, peut atteindre des sommets pour la "revitalisation de l'intérieur" en matière d'élevage porcin prôné par la Cuncolta : une SARL d'élevage industriel à réaliser dans le Celavo Mezzana et la microrégion de Bastelica, fiefs du nationalisme, obtient de l'Etat et de la collectivité territoriale, pour la création de 20 élevages individuels privés, la coquette somme de 18 MF, financée à 40 % par la Région et 60% par l'Etat, soit la moitié des 36 Millions de francs prévus pour la mise en place de ce projet. Initiative soutenue et votée dans la plus pure tradition claniste par les élus du clan traditionnel sudiste roccasserriste et les élus de Corsica Nazione. A cette occasion, une scission au niveau des votes se fait au sein de la "majorité régionale" unissant les deux clans traditionnels : le président du Rassemblement républicain MRG, Nicolas Alfonsi, refuse "désormais catégoriquement tout concours public à des initiatives privées dont l'objectif public n'est pas clairement affirmé ou à des catégories socioprofessionnelles, sans doute dignes d'interêt, se prétendant en difficulté".

L'Assemblée territoriale accepte même de voter une motion présentée par le groupe nationaliste Corsica Nazione pour revendiquer le maintien dans l'île de la caisse régionale du Crédit agricole, alors qu'il ne s'agit que d'une rumeur de transfert sur le continent.

Avec les néo-clans de la droite libérale et corsiste à échelle microrégionale

Alliance objective entre néo-clanisme de droite associé au vieux clan et nationalistes de la Cuncolta

En Haute-Corse, ce phénomène est apparu publiquement avec l'affaire Sozzi : Robert Sozzi, dont un proche est mort dans la catastrophe de Furiani, n'aurait pas accepté le silence de la Cuncolta et du FLNC-Canal historique aprés le drame. Cette absence de condamnation de nationalistes toujours prêts à jouer les moralistes et les justiciers dans leur discours adressé à l'opinion publique est pour le moins surprenante. Elle s'explique peut-être par les liens entre le président du club de football de Bastia et maire RPR de Lucciana, et l'organisation clandestine de la Cuncolta (Canal historique). Cet homme politique aurait assuré sa protection à l'aide de l'organisation clandestine, il lui aurait prêté ses véhicules de la société Hertz, et serait soupçonné d'être un de ses bailleurs de fond (Libération du 13 août 1995 et Le Nouvel Observateur du 24-30 août 1995).

D'où une scission au sein de la Cuncolta et du FLNC-Canal Historique ; des nationalistes dissidents, du comité Sozzi, dénoncent publiquement les liens entre l'élu RPR et les leaders du FLNC-Canal Historique, commanditaires de l'assassinat du militant nationaliste. Face à cet assassinat, la classe politique traditionnelle insulaire se tait.

Les relations étroites entre courants nationalistes et la droite néo-claniste apparaissent également en Corse-du-Sud : dans le golfe de Propriano, où le neveu du maire de la ville est chargé, selon Le Canard enchainé du 10 janvier 1996, de mettre en contact des envoyés du ministère de l'Intérieur et des responsables du FLNC-Canal historique. A Ajaccio, aux élections municipales de 1995, la Cuncolta va officieusement faire son choix pour le candidat Ceccaldi, opposé au second tour à la coalition bonapartiste-rossiste qui a les faveurs du MPA.

Les alliances objectives entre néo-clanisme de la droite libérale et les courants du MPA parfois associé à l'ANC et à l'UPC

Les élections municipales d'Ajaccio, en 1995, mettent en évidence le positionnement de chaque courant nationaliste dans le rapport de force de la droite néo-claniste et corsiste locale : le candidat officiel de la majorité présidentielle est officieusement soutenu par le MPA -Canal Habituel d'Alain Orsoni; chaque organisation nationaliste se positionne désormais dans un rapport de force d'une droite néo-claniste divisée en espaces de pouvoir microrégionaux.

A Porto-Vecchio, la droite néo-claniste de Denis de Rocca Serra - homonyme du vieux chef de clan- a le soutien de la basse ville, la "marine", qui est la zone commerciale et touristique du port ; elle s'allie officiellement avec le MPA, l'ANC et l"UPC au second tour pour faire tomber Jean-Paul de Rocca Serra le "Renard argenté", qui, menacé, obtient, lui, des voix de la Cuncolta.

Enfin, Henri Antona, du courant de la droite rossiste, a des interêts partagés avec le MPA au domaine de Sperone, dans l'extrême Sud bonifacien, plus précisément dans le hameau de Piantarella et le futur centre de thalassothérapie dont "l'un des principaux administrateurs financerait généreusement le MPA" (l'Evènement du Jeudi, 7 au 13 avril 1994). On comprend ainsi par la presse que le maire de Coti-Chiavari est actionnaire à hauteur de 40 % du hameau de Piantarella.

Tous ces courants de la droite libérale et du nationalisme se retrouvent unis pour revendiquer un statut fiscal dérogatoire. De même, lors d'une réunion de l'Assemblée territoriale le 19 janvier 1996, ils déclarent vouloir s'engager sur la voie d'un "compromis historique", voie promue par le propre ministre de l'Intérieur de 1993 à 1995, Charles Pasqua, conforté dans ce choix par le rapport Toulemon de juillet 1994. D'où une volonté de dialogue à répétition et de main tendue...

Des syndicats et des partis politiques attachés aux valeurs républicaines et à l'Etat

Les seules formations hostiles ou adversaires du nationalisme et qui dénoncent, dès le début des années quatre-vingt, son caractère fascisant et évoluant vers le grand banditisme sont les organisations syndicales, les élus du parti communiste et du MRG.

Les syndicats qui ont les premiers condamné la violence et le terrorisme sont les syndicats de la fonction publique, Education nationale et services publics, principales cibles des plasticages. Au-delà du nationalisme d'exclusion visant des continentaux, c'était le service d'Etat républicain qui était visé, dernier rempart à abattre pour ceux qui revendiquaient l'indépendance de la Corse, mais surtout étaient engagés dans une course au pouvoir. Ce "pas d'Etat" convenait objectivement au "moins d'Etat" du monde des socioprofessionnels des secteurs touristique, du BTP et de l'agriculture, adoptant à l'occasion une revendication de défiscalisation corsiste fondée sur la spécificité, légitimant ainsi le non-respect des règles républicaines en matière de fiscalité.

La CGT, FO, la FEN devenue majoritairement FSU dans l'île, syndicats les plus représentatifs en Corse, deviennent à leur tour la cible des plastiqueurs : les locaux du Syndicat FO ou de la CGT, dont les militants sont victimes d'intimidation et de menaces de mort, sont saccagés ou sont l'objet d'attentats répétés lors des derniers conflits sociaux de la fonction publique en mars et décembre 1995. "Un cortège parti du port accompagné par un fourgon de police est venu saccager les locaux de la CGT et de la FSU" dénonce, tout en portant plainte, l'intersyndicale FSU-CGT, CGT-FO, le 12 décembre 1995.

Les fonctionnaires ont, de par leur fonction même, une représentation républicaine de l'île et ils ne revendiquent pas, à l'image des socioprofessionnels du tourisme, une zone défiscalisée. La dérive actuelle les inquiète : à la notion d'intérêt général et de service public s'ajoute celle d'une prise de conscience d'une déstabilisation générale de la situation insulaire que seul l'Etat peut juguler, de même que seul il peut continuer à faire respecter la notion de service public. Sur un territoire où la décentralisation s'est produite trés vite, les fonctionnaires sont inquiets d'un possible changement de statut pouvant les rattacher à un cadre territorial et insulaire qui ne serait plus garant de leurs acquis et d'une indépendance certaine vis à vis des pouvoirs locaux. A trois reprises et massivement se sont produites des grèves générales de la fonction publique coordonnées par les trois syndicats nationaux de la CGT, de FO et de la FEN puis FSU au printemps 1989, en mars 1995 et décembre 1995, grèves largement et durement suivies en harmonie et solidarité avec le territoire national. L'alliance entre CGT, FSU et FO s'est réalisée en Corse dès 1989. Le fait que la fonction publique nationale soit plus menacée que sur le reste de la métropole, du fait du statut particulier puis du statut d'autonomie interne, n'est pas étranger à une telle action dans l'unité syndicale. Les organismes territoriaux sont pratiquement tous en faillite : l'OEHC (Office d'équipement hydraulique de la Corse), la CADEC (Caisse de développement de la Corse) ont des comptes à "apurer"; pour la FSU, les fonctionnaires sont "la Corse qui travaille, la Corse qui produit, celle qui paie les cotisations, les taxes, les impôts", "la Corse citoyenne, responsable, celle qui s'exprime démocratiquement" ; les syndicats nationaux majoritaires sont les seules forces démocratiques et indépendantes des clans et des forces politiques locales dominantes.

Les partis de gauche du PC et du MRG se sont également opposés à la violence nationaliste remettant en cause la démocratie républicaine : déjà en 1983, certains élus ont dénoncé une possible dérive de l'île : "le seul résultat du terrorisme politique en démocratie, c'est de servir de rendez-vous à toutes les délinquances de droit commun qui opèrent pour leur propre compte derrière le paravent prétendument politique (...). Le grand banditisme vient d'entrer en lice, et en Corse, dans notre région, et cela à la faveur d'une image de violence instaurée par les apprentis sorciers du terrorisme à prétention politique", déclare l'élu communiste de Bastia Stefanini, lors de la session du 7 juillet de l'Assemblée régionale". Lors de la même session, Vincent Carlotti, alors maire socialiste d'Aleria, précise :" il y a dans cette île des bandits, il y a des gangsters : ce sont des corses aussi. Dans ce qu'on appelle plaisamment le "triangle des Bermudes", qui est une toute petite région naturelle, oh! il ne doit pas y avoir plus de 10 000 habitants -, il y a eu, depuis 1967, dix-sept meurtres, dix-sept crimes de sang. C'est un peu la Sicile aussi" ( Olmeto, Sartène, Bonifacio)"."L'objectif véritable du FLNC, c'est la prise de contrôle de notre société par la peur et par la politique de la terre brôlée", déclare Paul-Antoine Lucciani, élu territorial qui, en 1994, avait trouvé 200 grammes de plastic devant sa porte aprés avoir dénoncé à l'Assemblée territoriale des menaces contre des enseignants continentaux. Les responsables du Rassemblement républicain, Nicolas Alfonsi ou Emile Zuccarelli, ont toujours condamné la violence terroriste. Inversement, le Parti socialiste, partisan d'une solurion globale politique, s'est allié à un moment donné avec les courants nationalistes en signant une charte en dix points où était revendiquée, entre autres, la suppression des conseils généraux.

Il est à noter que les deux seules mairies sujettes à des entreprises de déstabilisation de la part des nationalistes de la Cuncolta-FLNC Canal Historique sont les deux mairies de la gauche insulaire, Bastia et Sartène. Le plasticage avec 70 kilos d'explosifs du centre administratif de Sartène, construit avec des fonds municipaux, traduit bien cette volonté de déséquilibrer des équipes municipales encore porteuses de projets politiques et sociaux et indépendantes des pressions nationalistes ou de toute autre nature.

La responsabilité de la diaspora

La diaspora a laissé pourrir la situation dans une représentation imaginaire ou volontairement aveugle, car rassurante, d'une Corse préservée par un nationalisme moralisateur, luttant contre la spéculation immobilière; lutte permettant à chaque individu de la communauté insulaire du continent de retrouver égoïstement l'île de son enfance qui lui parait intacte durant son mois de vacances ou ses brefs séjours; île préservée du tout-tourisme mais pas du tout-dérive. La diaspora, qui s'implique affectivement pour son île à laquelle la relie un lien souvent viscéral - en témoignent les 15 000 participants au spectacle de Bercy -, ne s'est jamais économiquement investie dans l'île; la refonte des listes mise en place par le statut Joxe n'a fait qu'aggraver une coupure entre la population corse et continentale. Si, durant les deux jours de ce rassemblement parisien, les animateurs ont eu le mérite de prôner la paix et non plus l'exclusion comme dans les années quatre-vingt, les dérives de l'île ne sont pas abordées lors de cette "grand-messe"de l'union sacrée" des élites insulaires. L'intervention d'une jeune femme de Nonza du mouvement contre la violence est tièdement accueillie. Ces "journées de communion" pour "parler, chanter, fêter la Corse", ont été sponsorisées par le Crédit agricole, la SNCM et l'Union des viticulteurs de l'île de Beauté. Ce sursaut salutaire est cependant plus d'essence oecuménique, culturelle et identitaire que civique. Or, seule une action citoyenne conjuguée des Corses de l'île et du continent pourrait être garante d'une ouverture capable de combattre une logique d'exclusion et de dérive généralisée. Les relations et contacts permanents entretenus pendant des siècles entre la Corse et sa diaspora aux quatre coins de l'hexagone et de la planète ont toujours représenté un atout et une force pour la population insulaire.

Le lobby politique corse est puissant au plus haut niveau de l'Etat où il conduit de Paris la politique que le pouvoir central mène en Corse. Les exemples sont multiples, sous tous les gouvernements de droite et de gauche. De même que le préfet Riolacci conseillait le président Giscard d'Estaing, Michel Charasse était le mentor de Michel Rocard. Charles Pasqua, dont l'influence et les réseaux perdurent aujourd'hui, était devenu le monsieur Corse de la droite revenue au pouvoir. Le gouvernement Balladur ne comptait pas moins d'un tiers de ses membres d'origine insulaire ou apparentée. Malgré ce canal direct entre Paris et l'île, le problème de l'action du pouvoir central républicain sur une partie du territoire national se pose gravement.
 
 
 
 

3. L'Etat
 
 

L'attitude de l'Etat face à la question corse suscite plusieurs questions : pourquoi une telle négligence à protéger sur place ses représentations directes? pourquoi semble t-il persuadé, depuis le début de la décennie quatre-vingt, qu'il faut négocier avec les nationalistes plutôt que les affronter? Pourquoi une telle continuité dans une volonté de privilégier les vitrines légales des mouvements clandestins à toute forme de revendication démocratique? Sous le ministère Joxe puis Pasqua de la seconde cohabitation et enfin de Debré, dont les pourparlers avec les clandestins du Canal Historique ont défrayé pour la première fois la chronique des media nationaux.

Les représentations insulaires de l'Etat sont constamment détruites et bafouées depuis le début des années quatre-vingt, les derniers attentats portant maintenant sur des charges explosives faites pour tout détruire voire même tuer, "à la libanaise" : 70 kg d'explosif au centre administratif de Sartène. Cependant, l'Etat prend consciemment le risque que ses bâtiments soient plastiqués et détruits; environ 300 millions de francs de dégâts consentis sur fonds de pourpalers secrets avec ceux qui mettent les bombes; des nationalistes arrêtés pour port d'armes sont immédiatement relâchés avec leur arme, sur ordre du Parquet ou du ministère de l'Intérieur (Le Canard Enchainé du 9 août 1995). Ces faits se sont banalisés depuis quinze ans.

Le rassemblement de 600 nationalistes, hommes et femmes, dotés d'un arsenal impressionnant à la veille de la venue en Corse du ministre de l'Intérieur, qui occulte ce fait dans son discours d'Ajaccio le lendemain, a indigné les media et l'opinion publique continentaux : ministre bafoué voire ridiculisé à échelle nationale et internationale, mettant en évidence l'attitude complice du pouvoir central. Orientation dépassant dans sa problématique celle de la Corse elle-même...
 
 

Le pouvoir central a participé au développement de la violence et du terrorisme en Corse
 
 

Dans un premier temps, le gouvernement giscardien a permis la banalisation de la violence armée, par sa propre violence armée et par un cycle violence- répression.

Si, en 1975, à Aleria, la volonté d'affrontement était réelle entre les deux camps, par ailleurs de force bien inégale, à Bastelica-Fesch, en 1980, l'Etat a tenté de couvrir par la force ses propres actes illégaux : l'existence de barbouzes est dénoncée et mise en évidence par un groupe armé d'autonomistes qui, du fait de leur refus d'un Etat de force, gagne une représentation de justiciers. La décision du ministre de l'Intérieur fut lourde de conséquences : encercler un village avec trois escadrons de gendarmes mobiles munis d'automitrailleuses pour "une affaire de droit commun", comme le dit lui même le ministre de l'Intérieur, légitime toute action militaire en Corse de la part de l'Etat et, par là même, toute action de riposte armée. Si, à chaque prise d'otages, en France, on emploie l'armée et des automitralleuses... Cette façon de procéder ne sert qu'à justifier l'action d'une bande armée qui dénonce, preuves à l'appui, la présence de polices parallèles protégées par des fonctionnaires de l'Etat, dont l'existence est une preuve de non-respect de la légalité et de la démocratie...

Par des décisions inopportunes du gouvernement socialiste

L'amnistie des crimes de sang en 1982 efface les poursuites contre l'homme qui a assassiné un CRS et contre les policiers auteurs de "bavures" qui ont coûté la vie à deux passants, lors des évènements de Bastelica-Fesch en 1980; ainsi est introduit en Corse, et par les plus hautes instances de l'Etat, le permis de tuer sans encourir de peine.

L'Etat a minimisé la violence et le terrorisme de 1981 à nos jours, participant ainsi à leur banalisation

Minimisation dans le discours des plus hauts responsables de l'Etat : action des clandestins qualifiée de "pantalonnade" par Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur, qui déclare à Ajaccio le 15 juin 1987 : "les plastiqueurs, ici, tout le monde les connait, nous les arrêterons le jour où nous déciderons que cette pantalonnade a assez duré"; le soir même, le docteur Lafay, président de l'association d'aide aux victimes du terrorisme, est assassiné. Le préfet "débonnaire", Jean Thieblement, nommé en 1988, à qui on signalait "avoir aperçu des fusils-mitrailleurs défiler en fanfare devant la préfecture un soir d'élection", jugeait ce phénomène "culturel", une tradition aussi banale "que la choucroute en Alsace". La Corse, disait-il, est "le seul pays où il y a des fumées sans feu" (Le Monde du 5 janvier 1991).

Les interventions de commandos armés et encagoulés font désormais partie du paysage politique insulaire. Ils apparaissent sur la voie publique en toute impunité : distribution de tracts dans les rues, les entreprises, les cantines scolaires, l'université de Corte où par ailleurs ils interviennent tous les ans, lors du congrés de la Cuncolta; puis ce sera aux enterrements de jeunes nationalistes qui se multiplient.

Leurs conférences de presse se déroulent à la grande nuit médiatique et restent officiellement ignorées des seuls ministres de l'Intérieur successifs. Les media régionaux et nationaux, complaisants voire complices, rendent compte fidèlement et photos à l'appui de ces rendez-vous dans le maquis. Ce phénomène s'inscrit dans la continuité : le rassemblement de 400 hommes cagoulés et armés dans la nuit du 25 au 26 novembre 1990 à Borgo, prés de Bastia, au su de tout le monde y compris la gendarmerie nationale, n'avait pas provoqué à l'époque une telle mobilisation d'indignation. En janvier 1996, c'est au su non secret du ministre de l'Intérieur qu'un véritable convoi de véhicules achemine dans le tout petit village enclavé de Tralunca les 600 hommes et femmes cagoulés et armés du FLNC-Canal historique.

La revendication nationaliste à visage découvert ou masqué a toujours été privilégiée au détriment de la revendication démocratique

A partir de 1988, un dialogue officieux et officiel s'instaure entre le ministre de l'Intérieur Pierre Joxe et les clandestins du FLNC : la troisième voie qu'encourage le ministre comprend le courant nationaliste. En décembre 1988, il a adressé une lettre ouverte à la Cuncolta, vitrine légale du FLNC-Canal historique, déclarant : "je veux vous rencontrer". Ses relations officieuses et officielles avec le MPA aprés 1990 sont privilégiées lors de l'élaboration du statut d'autonomie interne de la Corse. Cette politique de dialogue et de conciliation est poursuivie par la droite en 1993 lors de l'élaboration du statut fiscal insulaire. En septembre 1993, aprés la revendication de trois assassinats par le FLNC-Canal historique le 8 août à Corte, qui n'a provoqué aucune réaction de la part du pouvoir central, le ministre de l'Intérieur engage des pourparlers avec la vitrine légale de ce mouvement clandestin, avec lequel il communique en 1994 par quotidien régional interposé.

Le 25 novembre 1994, l'organisation clandestine fait savoir par le journal La Corse qu'elle a envoyé une lettre au ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire, Charles Pasqua, signifiant sa volonté de "s'adresser directement à l'Etat français, afin de préciser l'adaptation de nos actions pour permettre la mise en place par le gouvernement, dans un délai raisonnable, d'une solution politique au problème corse" : "suspension totale sur le territoire national français" des actions militaires, "suspension des actions visant les fonctionnaires et les ressortissants français résidant sur notre territoire national tout en restant actifs, en cas de nécessité, en particulier contre la spéculation immobilière et le trafic de drogue". Elle programme les dicussions futures : sort des prisonniers, engagement ou déclaration publique soulignant l'interêt pour une avancée constitutionnelle de la part du ministre de l'Intérieur, discussions techniques sur le contenu global du projet de loi... Parallèlement, Corsica Nazione revendique un statut de TOM pour la Corse avec l'application de l'aricle 74 de la Constitution.

Le ministre répond le jour même au FLNC dans le quotidien régional Corse Matin , en évoquant "l'évolution des institutions en Corse", précisant qu'il n'est pas "opposé à une réflexion approfondie". Sa lettre, adressée "à mes compatriotes", "note avec satisfaction que les principales forces en cause ont maintenant décidé de mettre fin aux actions violentes". Cette "réelle volonté de conciliation et d'entente renforce, à l'évidence, les chances de renouveau pour la Corse". Le ministre ajoute qu'il s'en réjouit de "toutes ses fibres, en tant que corse et en tant que français". La démarche de Jean-Louis Debré n'est en fait que traditionnelle... Le rapport Lanier de la commission sénatoriale de mai 1991 constatait : "force est bien de se rallier à l'évidence : les manifestations de bonne volonté, loin de désamorcer l'engrenage de la violence, ont été au contraire interprétés comme des signes de faiblesse".

Ce dialogue privilégié des représentants de l'Etat au plus haut niveau avec les nationalistes légaux ou clandestins est le plus mal ressenti durant la grève de la fonction publique en 1989 : les pouvoirs publics refusent de négocier avec l'intersyndicale des fonctionnaires grévistes qui ne remettent pas en cause sa légitimité et sont réduits pendant plus d'un mois au traditionnel face-à-face avec les forces de l'ordre, tandis qu'il prend l'initiative de rencontres avec les nationalistes indépendantistes non engagés dans le conflit. La revendication cagoulée et nationaliste est tout de suite prise en compte, contrairement à toute démarche démocratique. Il est arrivé qu'un coup de téléphone direct au préfet de la part d'un dirigeant nationaliste, lors d'une occupation de l'Inspection académique par tous les syndicats, y compris le STC, "libère" le bâtiment en quelques minutes des forces de police amassées devant sa porte, au grand écoeurement des syndicalistes traditionnels.

Une approche inadaptée des problèmes de sécurité

Les gouvernements de droite et de gauche n'ont eu aucune politique suivie en matière de sécurité. Les préfets de police se succèdent à un rythme rapide : six en huit ans, de 1983 à 1992. Le renvoi du problème de sécurité aux Corses et à leurs instances régionales débute dès la mise en place du statut particulier : dès 1982, un professeur victime du FLNC et qui a écrit au Premier ministre pour demander la protection de l'Etat reçoit "la lettre de Matignon" mettant en cause la responsabilité de l'Assemblée de Corse dans le maintien de la violence et l'insécurité des citoyens insulaires. En 1991, "la paix civile incombe "à la fin des fins" aux Corses et à leurs élus", affirme Pierre Joxe au comité interministériel du 16 janvier 1991. Ce discours est repris par Charles Pasqua.

Un ministre de l'Intérieur ne peut ignorer ni la connivence entre la classe politique locale et les mouvements nationalistes, consentie ou sous la pression, ni le fait que la Corse est une grande famille où les liens interpersonnels sont trés puissants. Par ailleurs, une population de 250 000 habitants ne peut réagir à un phénomène de mafiosisation. Comment un Etat peut-il reprocher à la population et aux élus régionaux de ne pas assurer la sécurité, alors qu'il est lui même constamment bafoué depuis plus de quinze ans?

L'Etat ne réagit pas quand il est bafoué dans ses représentations directes

Des fonctionnaires de l'Etat menacés et non protégés, jouant seuls durant des années les "fantassins de la République"; plus de 120 enseignants menacés et plastiqués continentaux ont porté plainte et ont dû quitté la Corse; bâtiments publics régulièrement plastiqués et détruits : en novembre 1989, le préfet assiste en personne, avec ses collaborateurs venus parlementer avec des nationalistes occupant depuis trois heures la chambre d'agriculture, à un incendie criminel qui détruit le bâtiment; le commissaire au développement qui a rang de préfet, enlevé le 30 janvier 1991, ficelé et enveloppé dans un sac de couchage et déposé sur le tapis de livraison de bagages à l'aéroport d'Ajaccio par sept membres du Syndicat corse de l'agriculture apparenté à la Cuncolta, mécontents du non-aboutissement d'un dossier pour le développement d'une filière porcine; les débats au procés porteront sur les problèmes de l'agriculture corse et le procureur général ne fera pas appel d'une condamnation à trois mois avec sursis; durant un mois et demi, du 28 mai au 6 juillet 1991, sont détruits successivement le conseil général de Haute-Corse, la DDA, l'Inspection académique, la DDE dans la seule ville de Bastia... en toute impunité.

Impuissance locale de la police et de la justice. "Tant qu'il y aura une quasi certitude chez le poseur de bombes qu'il ne sera pas arrêté, nous n'avancerons pas. Il faudrait pouvoir créer l'insécurité chez eux déclare J.J Bosc, procureur de la République d'Ajaccio (La Corse du 6 février 1995). Tous les membres du commando de Sperone ont été relâchés durant l'année suivant leur arrestation. Ce n'était pas par manque de témoignage du RAID ou des policiers qui les avaient arrêtés en flagrant délit. Il y a en moyenne de trente à quarante assassinats et plus de 3100 attentats, de 1990 à 1995 dans l'île (602 dans la seule année 1995).

Quatorze magistrats des deux départements ont décidé de dénoncer, dans une lettre adressée le 24 janvier 1996 au garde des Sceaux, le "sentiment d'impunité ressenti par les auteurs d'actes terroristes". L'accusation porte également sur "une absence de cohérence, largement commentée par l'opinion insulaire et perçue comme une négation du principe d'égalité des citoyens devant la justice". Les magistrats sont victimes d'attentats. Même les plaintes de l'Etat restent sans effet. Le président de la République déclare, selon Le Monde du 1 juillet 1994 : "il y a trois ou quatre ans de cela, un président de conseil général, de l'opposition de l'époque ou de la majorité d'aujourd'hui, était mis en cause pour les mêmes motifs" (que B.Tapie). "Aujourd'hui, le dossier n'est pas encore instruit". François Mitterand fait ici allusion au président du conseil général de Haute-Corse qui est poursuivi pour fraude fiscale et mis en examen pour abus de biens sociaux, faux et usages de faux. Cette tolérance ou ce laxisme des autorités judiciaires et de la police est un facteur de démobilisation et de perte de civisme de la population. Elle sait que le gouvernement parlemente avec des bandes armées.
 
 

Dans ces conditions, pourquoi ces négociations secrètes entre Etat et FLNC-Canal historique? Deux thèses plus complémentaires que contradictoires
 
 

1. Les nationalistes veulent une amnistie des affaires financières dans lesquelles ils sont impliqués : endettement, depôt de bilan... L'attitude sélective du Crédit agricole semble les inquiéter. Les magistrats qui écrivent à leur garde des Sceaux, le 24 janvier 1996, dénoncent "une campagne de terreur visant plus largement les institutions dans le but avoué d'amener l'Etat à négocier des avancées institutionnelles ainsi, probablement, que des avantages matériels"...

2. Ils réclament une avancée institutionnelle avec la revendication d'un statut de TOM : étape vers l'indépendance et la prise de pouvoir ? Un état de déréglementation leur permet d'exercer leurs activités en toute impunité.

Cette revendication ne peut être dissociée de trois faits :

- l'avalanche de subventions publiques de l'Etat et de l'Europe : 1110 millions de francs de dotation attribués de 1986 à 1992 au titre des PIM, des programmes opérationnels intégrés du cadre communautaire d'appui et de programmes d'initiative communautaire. 1650 millions de fonds structurels octroyés sur la période 1994-1998. Le contrat plan Etat-région 1994-1998 porte sur 1275 millions de francs;

- l'illégalité ambiante et le recul des lois républicaines encouragent le jeu des pressions sur la circulation et l'attribution de ces flux financiers qui ne peuvent échapper à la logique de distribution clanique et de racket systématique des organisations nationalistes et mafieuses;

- tout le monde socioprofessionnel, excepté les fonctionnaires, a intérêt à cette déstabilisation politique qui correspond à une dérive généralisée de la Corse, sur le plan économique et social.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

4. Dérive économique, civique et politique, sociale
 
 

Un état de dérive économique

Les vagues de plasticages correspondent toujours à des échéances financières En février 1995 arrive l'échéance des plans de reconstruction pour les agriculteurs : en 1992, selon le rapport Toulemon de juillet 1994, ils devaient 551 millions au Crédit agricole et les impayés considérés comme irrécouvrables s'élevaient à 87 millions. L'année suivante, 800 millions dont 170 d'impayés, malgré une "aide au désendettement" de 279 millions; le Crédit agricole en a pris 10 % à sa charge, le reste étant épongé par l'Etat. Le surendettement des 8000 agriculteurs, dénoncé par Le Canard enchaîné du 6 septembre 1995, atteint 1,9 milliard de francs selon Corse-Matin du 1er mars 1996 - somme supérieure au contrat de plan Etat-région 1994-1998, qui s'élève à 1,6 milliard de francs. "Nous ne pouvons pas assumer "un risque pays", déclare le directeur régiona du Crédit agricole dans Corse-Matin du 15 octobre 1995... "je ne peux absorber la faillite de la Corse elle-même" : les premiers responsables sont les agriculteurs pour lesquels il y a deux ans, une décision "historique" a été prise sur la base de "prêts de sauvegarde" permettant un abattement de charges de 30 % en contrepartie de nouvelles filières de la part des agriculteurs qui "n'ont rien fait". Autres accusés, les hôteliers : l'ensemble de la profession se présente comme sinistrée : "quelle banque pourrait y répondre?" Ils ont "déjà été consolidés l'an dernier". Dette des agriculteurs, dette des socioprofessionnels du tourisme... Les compagnies d'assurances refusent désormais d'assurer les entreprises qui ne font pas de bénéfice...
 
 

Tous les secteurs publics et économiques sont touchés par le terrorisme et le banditisme

Le secteur des services publics nationaux ne peut plus fonctionner normalement tandis que les organismes territoriaux sont en faillite.

Le service public de La Poste est une cible privilégiée : pour protéger ses agents, elle n'assure plus le transport des devises. Selon le ministre des PTT, dans une interview du 25 août 1992 à Corse-Matin, ce service public représente 0,5% du chiffre d'affaires national et 50% des agressions de l'ensemble du territoire. Parallellement se développe Bastia-Securita, société de transport de fonds aux mains des nationalistes, qui a obtenu dans les faits le monopole insulaire de ce type d'activités... et qui n'a jamais été attaquée... sauf dans le cadre de la guerre nationalo-nationaliste.

L'Office d'équipement Hydraulique de la Corse est plastiqué trois fois en un an : 10 kg d'explosif lors de l'attentat dans la nuit du 30 au 31 mai 1994, la veille d'une réunion de concertation avec l'ensemble de la profession agricole à travers tous les syndicats. Des tracts intitulés "L'agricultura corsa campera" sont retrouvés sur les lieux de l'attentat, dont le préjudice matériel est évalué à plus de 3 millions de francs. L'Office est gravement endommagé à nouveau lors d'un attentat à la veille de l'envoi des factures d'eau le 8 février 1995 : attentat "anti-facturation" titre La Corse... 6080 factures représentant 13,4 millions de francs allaient être expédiées. La CADEC est menacée de dépôt de bilan si une recapitalisation n'intervient pas immédiatement. Sa clientèle est composée pour un tiers de socioprofessionnels du tourisme.

Le 2 décembre 1992, a lieu une journée "banques mortes" pour cause de braquages, attentats à l'explosif répétés contre les agences bancaires, directeurs de banque pris en otage à Bastia, Propriano, menaces personnelles à l'encontre de certains représentants. Le président du comité des banques de Haute-Corse, regroupant la BNP, la Société générale, le Crédit lyonnais, la BBPC et le Crédit municipal, participe à ce mouvement à la suite d'une prise d'otages à Propriano et du départ forcé du directeur de la Société générale de Bastia menacé de mort, pour "attirer l'attention des pouvoirs publics et de l'opinion sur ce grave problème d'insécurité qui se matérialise par de petits délits mais aussi par des menaces, des insultes et bien sûr des actes propres au grand banditisme". Il ne comprend pas que cette sécurité ne soit pas assurée, alors que 80 % des banques à Bastia sont concentrées dans le périmètre de la place Saint Nicolas.

Les assurances ne veulent plus s'engager en Corse

La gestion en " centres de profits" à l'échelon régional a mis en évidence la situation de crise insulaire avec la multitude des attentats et des escroqueries qui se développent. En 1986, à l'initiative d'Emile Zuccarelli, se constituait un pool regroupant 110 compagnies acceptant d'assortir l'attentat à la garantie incendie-explosion.

Aujourd'hui, les directions parisiennes des compagnies ont imposé des restrictions. "La branche "IARD" (incendies-accidents-risques divers) est largement déficitaire en Corse" déclare un inspecteur de l'UAP dans La Corse du 23 décembre 1994. "Il faut maintenant négocier, mettre les gens en face de leurs responsabilités. L'argent facile, c'est bel et bien fini. Il faut le dissocier du reste du système et il est à présent important que l'Etat de droit soit respecté". Il dénonce le système de la "vache à lait" par assurances interposées et donne l'exemple du secteur de Porto-Vecchio où, sur une période de trois ans, les primes encaissées se sont élevées à 600 000F alors qu'il a été réglé la somme de 5 millions et demi de francs pour cette même période. Le problème des assurances touche le secteur industriel du bâtiment et des travaux publics : il est interdit de donner des garanties "dommages aux biens" mis en oeuvre par les entreprises de construction.

Le problème est devenu tel que les parlementaires insulaires ont demandé à rencontrer le ministre de l'Economie et des Finances le 21 décembre 1994 : ils réclament la mise en place d'"un système où l'on légifère". L'Etat est mis en cause puisqu'il ne garantie plus la sécurité des biens et des personnes.

Le monde de la production fonctionne mal : ses deux principales activités sont remises en cause par ce climat de violence et de terrorisme

Aprés une nuit bleue le 21 janvier 1993 (50 plasticages), se tient une assemblée générale extraordinaire du Syndicat général des entrepreneurs et artisans du Bâtiment et des travaux publics de la Haute Corse dont le président déclare : "Il faut que l'Etat se réaffirme car, bientôt, la tentation de sortir de la légalité aura gagné les plus responsables et les plus raisonnables d'entre nous!". "nous sommes prêts à discuter avec tout le monde. Mais puisque l'Etat n'existe plus, qu'on nous dise au moins avec qui il faut discuter!..."S'il le faut, nous sommes prêts à discuter même avec les clandestins!"

La saison touristique 1995, dans un contexte de crise générale de cette activité, est préoccupante : la dette des hôteliers s'élève à 300 millions de francs. Des élus de l'Assemblée territoriale réclament qu'elle soit extraite du bilan de la CADEC et traitée par l'Etat.
 
 

Crise civique et politique

La loi n'est plus respectée dans l'île. Il y a ceux qui ne paient pas leur note d'eau : sur 2300 agriculteurs, seulement 900 d'entre eux paient leurs factures en 1995 à l'Office d'équipement hydraulique de la Corse; 115 agriculteurs sont à eux seuls débiteurs de 25 millions de francs. "Double injustice" aux yeux de Nicolas Alfonsi, vice-président de l'Assemblée territoriale, au détriment des agriculteurs qui se sont toujours acquittés de leur dette vis-à-vis de l'Office et du contribuable régional... 60 % des factures émises en un an ne sont plus encaissées. Même réaction d'un élu communiste, Paul Antoine Lucciani : "la Corse est habituée aux effacements et quand on ne l'a pas, on pratique la violence en espérant l'obtenir". (Corse Matin du 31 octobre 1995). Il y a ceux qui ne paient plus leur impôts. D'où une revendication virulente de défiscalisation afin de normaliser une situation illégale. La fraude fiscale a augmenté dans l'île.

Dans cette logique générale de perte de repères de citoyenneté, le code de la route n'est plus suffisamment respecté : depuis 1985, le département de Haute-Corse est l'un de ceux qui connaissent le taux d'accidents mortels le plus élevé : 60 % des victimes avaient entre 18 ans et 30 ans; la vitesse, le non-port de la ceinture de sécurité, le non-respect des règles du code de la route en sont les principaux facteurs. Le drame de Furiani illustre, dans tous ses aspects, la dérive des rapports entre organismes, institutions, entreprises et individus.

Les institutions nationales et territoriales participent à cette dérive civique insulaire : durant tout l'été, des dizaines de mises à feu criminelles par temps de grand vent, générent des incendies à l'origine de plusieurs morts; le parallèle entre ces incendies régulièrement localisés en Balagne, dans le Cap corse ou la région de Corte, et la croissance de l'élevage bovin n'est un mystère pour personne : l'Assemblée de Corse et les représentants de l'Etat se taisent ; seule l'Union européenne établit une corrélation entre les deux phénomènes, reconnue officieusement par la majorité des insulaires depuis plusieurs années, et la condamne publiquement, tout en suspendant le paiement de cette prime à la vache. Non seulement le pouvoir central ne fait aucun commentaire public, mais il décide de payer cette prime à la place de l'Union européenne... La collectivité territoriale, quant à elle, diminue de moitié le prix de l'eau, les agriculteurs ayant décidé majoritairement de ne plus la payer.

Le respect de l'intérêt général disparaît lors d'un vote de l'Assemblée territoriale qui, occultant toutes les règles rationnelles d'aménagement du territoire, décide d'implanter une centrale thermique en zone rurale du Fiumorbo éloignée de 90 km du grand centre urbain de consommation bastiais qu'elle doit prioritairement alimenter en énergie, alors que le site de Lucciana, à proximité de la ville, est techniquement plus favorable; choix d'implantation qui n'est que le résultat d'addition d' interêts microrégionaux et politiques particuliers.

Dérive politique, avec le manque de mobilisation contre la violence de la population insulaire. Mais, comme le relève le procureur de la République de Bastia, "s'il y a la violence qui tue, il y a également la violence du silence. Et quand une société meurt de peur, c'est qu'elle va mourir tout court". En conséquence, l'Eglise est devenue une valeur refuge : les confréries se multiplient et l'évêque de Corse, par ailleurs unanimement apprécié, est devenu l'homme de l'année dans une enquête du journal La Corse : s'il déclare partager un désir de respecter la langue et la culture de la Corse, son discours "d'ouverture, d'accueil, d'élargissement, de progrés d'un sain développement" tranche avec l'attitude de responsables religieux qui ont participé durant ces dernières années à toutes les manifestations nationalistes agrémentées invariablement de cérémonies religieuses et de tirs de fusil.
 
 

La dérive sociale
 
 

Un phénomène nouveau apparait avec l'émergence d'une délinquance croissante des jeunes. La part des mineurs interpellés devient de plus en plus importante et inquiétante. J.L Nadal, procureur général, voit l'émergence d'une délinquance qui est "l'apanage de jeunes gens désorientés, pour la plupart peu connus des services de police" (Corse-Matin du 17 février 1992). Selon un juge des enfants, un délit devenu de plus en plus courant est le port d'arme au sein des établissements scolaires. En Corse-du-Sud, un éducateur au Tribunal de grande instance d'Ajaccio note "une véritable escalade" : "quand je suis arrivé à Ajaccio, les adolescents que je recevais comparaissaient généralement pour un vol d'autoradio. Plus tard, les mineurs se sont intéressés" à des magasins. Actuellement, ils cambriolent et agressent...". Trois éléments pour faire un délinquant : "le mineur est en situation de refus scolaire, l'argent facile, un milieu familial qui "surprotège" l'adolescent". Ils n'ont pas "le profil type de familles à problèmes" et sont "en grande majorité des insulaires". "La famille insulaire n'a plus le même rôle aujourd'hui. On assiste ainsi à une totale perte des valeurs. C'est grave, car actuellement nous avons d'une certaine façon la famille du mineur contre nous"; L'éducateur conclut son interview sur la nécessité d'une "prise de conscience collective" (La Corse, 25 janvier 1994).

En 1994, ils sont plus de 200 mineurs à avoir été jugés (La Corse ,10 mai 1995). Les délits des mineurs sont de plus en plus graves pour le procureur de la République de Corse-du-sud : "Depuis quelques années, il n'est pas rare de voir des mineurs poursuivis pour des vols à main armée et parfois même des homicides. D'autre part, des adolescents ont également été poursuivis pour port d'armes; ce qui montre bien cette évolution négative". Cette forme de violence grave est différente de celle des grandes villes du continent où "la délinquance des mineurs est souvent associée au phénomène de bandes". Il est à noter que la proportion de filles mineures délinquantes est inexistante par rapport aux garçons. Comme dans la plupart des régions méditerranéennes, l'éducation des garçons est, bien sûr, plus laxiste. L'attaque d'un vieil homme d'un village de la vallée d'Orezza et son passage à tabac par des jeunes d'un village voisin qu'il connaissait bien sont significatifs de la dérive des jeunes même en milieu rural : cette agression aurait été inconcevable il y a quelques années.

La jeunesse insulaire a toujours vécu dans un état de violence : de nouvelles mentalités se sont forgées durant ces vingt dernières années. Dans une première phase, les clandestins du FLNC sont des héros dont la cible privilégiée est l'école, avec le plasticage des professeurs et la remise en cause des programmes nationaux devant être corsisés. De nouvelles générations sont nées et ont grandi dans ce climat de violence où la colère de certains adultes ne se concrétise plus dans des affrontements verbaux. Des badges glorifiant la lutte en cagoule et armée sont vendus dans les kiosques; le "Ribellu" figure sur les vêtements, les classeurs de classe, les voitures, et se banalise. Cet affichage est toléré, voir encouragé par les adultes nationalistes. La cagoule et le fusil-mitrailleur du nationaliste clandestin, homme sans visage, est devenu un mythe dans une île où, pour les générations précédentes, toute action violente se devait d'être à visage découvert afin de la légitimer dans le corps social. Des groupes de chanteurs en langue corse, tous engagés dans la mouvance nationaliste et dont beaucoup sont dotés d'un grand talent, entretiennent ce mythe des clandestins et d'une violence dont ils justifient les interventions. Le cagoulé du FLNC prend des allures de justicier dans la représentation des jeunes, de Zorro dans l'imaginaire des plus jeunes. Le héros gangster et l'argent facile dans une deuxième phase supplantent le mythe du clandestin sans en abandonner les accessoires. La réussite a pris le visage des hommes du milieu avec lesquels les jeunes sont quotidiennement en contact dans les villes et les villages. Le jeune devient ainsi plus facilement un criminel. Selon le procureur de la République auprés du tribunal d'Ajaccio, "bien trop souvent, certains adolescents se sentent "valorisés" par les actes qu'ils viennent de commettre". La majorité des hommes assassinés durant les règlements de compte nationalistes en 1995 ont en moyenne entre 20 et 30 ans et appartiennent à cette génération imprégnée de vingt années de violence.

La gangstérisation de l'île se généralise : les responsables de la justice attachent une attention particulière au blanchiment de l'argent sale et aux investissements de loisirs dont il est capital de détecter la provenance. D'où un renforcement de la brigade financière pour analyser tous les financements "en particulier ceux de certaines sociétés étrangères qui ont déjà manifesté un certain interêt. Il s'agira de ne pas atteindre le niveau des îles voisines" (La Corse, 4 juin 1992). En août 1992, la liaison entre les corps chargés de la répression, y compris la justice, est renforcé; des enquêteurs de l'unité spécialisée contre la délinquance financière interviennent. Trois dossiers retenus, selon le préfet de police, se rapportent "au blanchiment de l'argent".

Le milieu corse est en état de guerre ouverte avec l'expansion touristique du littoral et la multiplication des bars et établissements de loisirs diurnes et nocturnes. "Les enquêteurs laissent sous-entendre qu'on assisterait plutôt, pour au moins la moitié des exécutions, à une lutte fratricide pour la succession d'un parrain nordiste récemment décédé dans son lit" (Corse Matin, 1er septembre 1992). Le milieu s'épuiserait depuis quatre ans dans une longue vendetta qui n'est pas sans rappeller celle du "triangle des Bermudes" dans les années soixante-dix (Olmeto, Sartène, Bonifacio). Dans le même article intitulé "L'inquiétante poussée du crime", le journaliste cite un "vieux briscard de la police ajaccienne" : "Le milieu corse nargue la loi avec une telle désinvolture qu'il devient ridicule de prêcher le respect de l'ordre et de la légalité à ceux qui sont le mieux à même de voir travailler la pègre, c'est à dire les jeunes chômeurs". Selon le même informateur, il compterait un noyau dur de 300 personnes principalement réparties entre deux grandes bandes, l'une à Ajaccio, l'autre à Bastia, ce double réseau s'affrontant, régulièrement.

"Sur le plan financier, le milieu est sans doute la plus grosse entreprise commerciale de l'île. Il tire une bonne part de ses revenus du jeu, de prêts usuraires (à 20% et plus), souvent consentis à des hommes d'affaires aux abois. Moyen bien connu pour, avec le racket, mettre la main sur quantité d'affaires commerciales qui lui servent ensuite de couverture" (boîtes de nuit, restaurants, affaires immobilières). Selon un directeur de banque, le milieu place actuellement plus de capitaux dans des entreprises commerciales que n'importe quelle autre organisation privée.

Toutes les caractéristiques d'une société mafieuse sont désormais en place : pression sur le pouvoir politique et contrôle des flux financiers permis par un désengagement de l'Etat du point de vue des lois républicaines; dérive politique, économique et sociale.

Le désengagement de l'Etat laisse place à d'autres pouvoirs illégaux dont les moyens d'action se multiplient avec la disparition de la sécurité des citoyens et la déstabilisation provoquée par l'action clandestine nationaliste depuis plus de vingt ans : la dérive mafieuse, aujourd'hui dénoncée par tous les partis politiques "de gauche", syndicats nationaux ou même formations nationalistes, n'obéit pas à une logique politique et idéologique. Elle s'étend sans considération de fluctuations politiques du pouvoir central désormais en recul "stratégique".

Le choix de développement touristique de la majorité régionale libérale de droite depuis 1984, qui réclame plus de responsabilités politiques et économiques dans le cadre d'une région décentralisée, exige de l'Etat, comme au XIXème siècle, une présence et un rôle limités de garant de la sécurité publique. Pour Paris, le statut particulier devait régler les problèmes de la violence, mais, dans les années 1982-1983, la violence n'était déjà plus exclusivement politique, le remède ne correspondait plus au mal : des solutions de nature institutionnelle peuvent-elles répondre au problème de la dérive mafieuse?

Deux scénarios possibles

1. Une réaction républicaine, le républicanisme étant le dernier rempart contre la mafia, avec une opération de mani polite rétablissant une justice dans l'île.

Ce genre de réaction est désormais pratiquement impossible, puisqu'elle implique, compte tenu de l'état de dégradation avancé de ses représentations directes en Corse, un engagement trés fort de l'Etat. Cet engagement ne pouvait se faire au temps du gouvernement socialiste, car il fallait donner des gages à la construction européenne des régions. Elle ne peut avoir lieu aujourd'hui, puisqu'elle aurait comme adversaires ses alliés actuels libéraux au pouvoir dans l'île.

2. L'instauration d'une zone franche et d'un statut de TOM

L'île est déjà dans l'illégalité dans un contexte républicain et libéral de désengagement de l'Etat, excepté sur le plan des subventions publiques qui n'ont jamais été aussi élevées et auxquelles viennent s'ajouter les subventions européennes.

" Il faut se donner pour ambition de faire aboutir en Corse la création d'une véritable zone franche attractive au niveau européen, et pour multiplier les mesures d'exonération fiscale afin d'inciter au développement", déclare le ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire, Charles Pasqua, le 13 juin 1993 devant l'Assemblée Territoriale.

Zone franche réclamée par les socioprofessionnels de la droite néo-claniste et nationaliste, et les hauts responsables de l'Etat.

Cette solution offre l'intérêt pour le gouvernement de ne plus avoir à gérer le dossier corse dans ses composantes complexes et délicates de "maintien de l'ordre républicain", ni le recouvrement de l'impôt. Pour les milieux politiques insulaires néo-clanistes libéraux et nationalistes unis, cette solution aura pour intérêt de gérér sur place les ressources défiscalisées de l'île, les subventions externes nationales et européennes. Pour les milieux économiques nationaux libéraux, la présence d'une zone franche à quelques encablures du continent est appréciable.

Ce schéma, il est vrai, peut rétablir l'ordre dans l'île. Les bandes armées seront désormais neutralisées : elles obéissent à l'ordre mafieux mais pas à l'ordre républicain. Les seules victimes de cette opération seront les insulaires à l'écart des circuits économiques de l'île et le contribuable continental ponctionné pour des subventions sans aucun retour fiscal; et bien entendu, la République en tant qu'unité indivisible et solidaire : cette voie pourrait servir de modèle pour d'autres régions à fort potentiel identitaire... et touristique.

Un grand malentendu perdure entre certains insulaires soucieux d'identité et de nombreux continentaux soucieux de "larguer" la Corse jugée trop turbulente et coûteuse, parfois même dans les hautes sphères de l'Etat : la grande messe des Muvrini réunissant 15 000 personnes à Bercy autour des notions d'identité et de paix a complètement occulté la notion de citoyenneté et de démocratie. Notions ignorées également d'un ancien préfet de la République dans Le Monde du 26 janvier 1996, qui, dans toute son analyse, dissocie la Corse de la France, c'est-à-dire une collectivité territoriale de la République du territoire national; quelle idée a t-il de la France en employant ce "nous" d'exclusion sur le modèle nationaliste corse et qui, peut-être, dessine un objectif qu'il partage avec ce même courant nationaliste de la Cuncolta, la volonté de faire de la Corse un TOM. Ce divorce entre certains Corses et continentaux fait preuve d'un certain aveuglement : un TOM ou une zone franche se paie cher pour le contribuable français. Par ailleurs, ce qui se passe en Corse risque de se passer sur le continent métropolitain. Selon la même logique, à quand un statut dérogatoire pour l'Alsace, le Pays Basque, la Bretagne ou le comté de Nice? Ce schéma est refusé en Corse par la majorité de la population. Le suffrage universel a donné moins de 15 % des voix à tous les courants nationalistes confondus depuis 1993.
 
 
 

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