Un destin corso-sarde dans le cadre de líUnion européenne ?

Líesquisse díun réseau géopolitique des îles de la Méditerranée occidentale
 
 
 
 

Emmanuel Bernabéu-Casanova

 
 
 
 

Il suffit de lire une carte pour se rendre à líévidence, la Corse et la Sardaigne forment une entité géographique au coeur du bassin occidental de la Méditerranée, les géographes italiens allant même jusquíà parler à leurs propos " díîles jumelles de la Tyrrhénienne ". Cette impression se confirme dès lors que líon se trouve à Santa Teresa di Gallura, ou à Bonifacio, en apercevant nettement les côtes de líîle voisine. Or, comme souvent, les évidences sont trompeuses : la Corse et la Sardaigne, distantes de douze kilomètres, se sont ignorées pendant des siècles.

Depuis peu, les relations entre les deux îles síaccroissent. En quelques années, Corses et Sardes ont multiplié les échanges culturels, mis en place un programme transfrontalier européen et développé un espace de coopération politique permanent, sous la forme de líassociation Iles de la Méditerranée Occidentale, en collaboration avec les Baléares et la Sicile. Si líon síen réfère au discours, il síagit de créer une solidarité entre ces deux régions faisant partie de deux grands Etats-nations européens, la France et líItalie. Pourtant, ces deux îles ne se ressemblent pas díun point de vue statistique ; la Corse a une superficie díà peine 8.680 km_ (1,6% du territoire français), contre 24.000 km_ à la Sardaigne (8% du territoire italien) ; la Corse ne compte que 260.000 habitants (0,4% de la population française), contre 1,7 million díhabitants en Sardaigne (2,9% de la population italienne). Seuls les critères économiques permettent de faire un rapprochement entre les deux îles puisque elles figurent parmi les régions les plus pauvres de France et díItalie : líéconomie corse ne participe quíà 0,3% du PIB national, tandis que líéconomie sarde ne représente que 2,2% de la richesse italienne.

En dépit des réalités comptables, cette représentation géopolitique, qui promeut líinvention díun destin corso-sarde sous líégide de líUnion Européenne, prend de líampleur. Mais pourquoi Corses et Sardes, géographiquement voisins, ne se sont-ils jamais souciés les uns des autres et pourquoi ce rapprochement intervient-il à présent ?
 
 

Pourquoi deux îles si proches sont-elles restées si longtemps indifférentes líune à líautre ?

Le très faible intérêt que se sont portés Corses et Sardes se manifeste par líabsence quasi-totale de relations économiques ou culturelles pendant des siècles. Cet étrange phénomène peut être éclairé par la géographie et líhistoire.

Deux îles aux reliefs différents mais finalement caractérisées par un même isolement généralisé

Décrire la Corse et la Sardaigne nécessite inévitablement de préciser leurs situations díîles (cf. carte n°1). La Corse níest distante que de 82 km des côtes toscanes et se situe à 180 km du port de Nice. La situation de la Sardaigne est à priori moins avantageuse, puisque les côtes les plus proches sont celles de la Tunisie à 200 km au sud de Cagliari. LíItalie continentale se situe à 230 km à líest, aussi la Sardaigne níest finalement proche que de la Corse, dont elle est séparée par les turbulentes Bouches de Bonifacio. Il semble donc que líinsularité soit une contrainte moins forte pour la Corse plus proche du continent, que pour la grande île voisine. Cependant, le trafic Corse-Toscane nía prit de líampleur que récemment, et de fait les deux îles étaient en matière de transport à peu près à handicap égal. Díautant que les Corses sont desservis par la périphéricité de líîle vis-à-vis de Paris, alors que les Sardes sont malgré tout plus proches de Rome, la capitale politique, ou même du Piémont et de la Lombardie, moteurs économiques de líItalie.

Contrairement à une idée reçue, ce níest pas tant líinsularité qui fut la cause principale de líisolement des populations corses et sardes que le relief. Ainsi que lía noté le géographe français Maurice Le Lannou, à qui líon doit une thèse de référence sur la Sardaigne, les deux îles présentent des paysages fort distincts : " Pour le voyageur qui vient de Corse, les paysages sardes sont une surprise. Sur la foi des souvenirs díécole, on síattendait à des montagnes déchiquetées, vieilles croupes hercyniennes reprises par líorogénie terrestre et découpées par des vallées vertigineuses. Ce sont des plateaux lourds, monotones et étagés qui se présentent ". Dissemblables au niveau du relief, la Corse " montagneuse ", et la Sardaigne " tabulaire ", sont toutefois semblables quant à leur cloisonnement intérieur. Quiconque síest déjà rendu en Corse appréciera les difficultés qui résultent de la circulation terrestre dans la plus grande partie de líîle. La Corse est divisée en deux ensembles de superficie à peu près égale par une haute ligne de crête selon une coupure NE/SO, tandis que la plaine est réduite à la façade orientale. La Sardaigne, aux reliefs moins marqués, níoffre pas pour autant une accessibilité meilleure : les massifs sont lourds et les fleuves profondément encaissés. De fait certaines régions comme la Barbagia ou la Gallura restèrent jusquíau début du XXème siècle pratiquement coupées du reste de líîle.

On peut étonner que je níait pas encore évoqué le rôle des littoraux pour ces peuples insulaires. Pour líhistorien Lucien Febvre, la Corse était un parfait exemple du non-déterminisme géographique : " Voici une île aux côtes relevées, salubres, parfaitement découpées, suffisamment riche à la fois en produit du sol et en fruit de la mer : la Corse ; et jamais ne vit-on síy former de populations maritimes, de groupement de marins ou de navigateurs. Ses rares ports ce sont des étrangers qui sont venus les fonder : Toscans à Bonifacio, Génois à Ajaccio [...] Le Corse reste montagnard, pasteur et agriculteur, il tourne le dos à la mer ". Il en va de même en Sardaigne, où le principal port de pêche est Alghero, cité fondée par une communauté catalane.

Le géographe Maurice Le Lannou a noté que ce sont les multiples invasions qui ont vidé les côtes, et que la malaria ne síy est développé que suite à líabandon humain. Cette donnée poussa les populations corses et sardes à vivre dans les hauteurs des deux îles. Ainsi, des recensements datant de 1770 pour la Sardaigne, et de 1771 pour la Corse, laissent clairement apparaître la distribution de la population à líintérieur des terres. En Corse, à cette époque, les principales villes littorales étaient des cités fortifiées tenues par les Génois, quíil síagisse de Calvi, Ajaccio ou Bastia. Ces villes ne correspondaient pas à des besoins des populations autochtones. Cette absence de civilisation urbaine est atypique dans le monde méditerranéen.

Líabandon des montagnes corses et des reliefs sardes fut tardif. Ce phénomène résulta de la victoire récente de la société industrielle puis, post-industrielle, sur les sociétés pastorales et agricoles corses et sardes. La littoralisation des activités et des centres díhabitations est donc récente dans les deux îles.

Sur ces divisions géographiques entre mer et montagne, mais aussi entre vallées, sont venues se greffer des pratiques économiques et sociales distinctes. Líantique rivalité sarde opposa jusquíau siècle dernier les agriculteurs des plaines et des collines, lieu díune intense vie communautaire, aux pasteurs nomades des hauts-plateaux et des montagnes. Pendant des siècles, les périodes de transhumance des ovins opposèrent violemment ces deux sociétés rurales vivant en Sardaigne. Seules quelques zones littorales se trouvèrent historiquement en dehors de cette opposition entre pâtres et paysans, la pluri-activité y étant de mise.

En Corse, les zones de plaines étant rares et délaissées, la division entre pâtres et paysans níeut pas cours. Au sein des villages de montagne, chaque famille assurait la subsistance des siens en pratiquant à la fois líélevage et líagriculture. Toutefois, díautres distinctions devaient se greffer sur la géographie des lieux. La ligne de crête séparant líîle était la limite entre la " Terre des Communes " et la " Terre des Seigneurs ". Au sud de la Corse, la féodalité fut maintenue jusquíà la fin de la domination génoise au début du XVIIIème siècle, tandis que dès le milieu du XIVè siècle, la majeure partie du nord-est de la Corse avait aboli la féodalité.

Le double isolement, celui de líinsularité et du cloisonnement intérieur, caractérisa donc pendant des siècles les Corses et les Sardes, retranchés dans leurs villages. Le fractionnement des îles était tel que líon comptait en Corse pas moins de 64 " pieve ", cíest-à-dire des entités géo-économiques cadres des principaux échanges. Ainsi que lía noté Fernand Braudel : " En Corse, chaque pieve est une île dans la grande sans rapport avec la vallée qui fait suite au delà des Monts ".

Les populations corses et sardes, repliées sur elles-mêmes, en dépit des brassages dus aux invasions, ont maintenu de fortes permanences culturelles, comme par exemple la langue. Toutefois, le cloisonnement des îles fit quíen réalité les parlers corses et sardes furent multiples. Aujourdíhui encore, la langue sarde, proche du latin primitif, reste très peu normée et plusieurs parlers síopposent alors que les dispositifs pour sa promotion se mettent en place. Le corse, lui, dispose déja díémissions radiophoniques ainsi que télévisées, de publications régulières. Même si du point de vue des parlers cette langue est également diverse, sa normalisation a été plus précoce quíen Sardaigne. Dans líensemble de ces parlers locaux, un espace linguistique corso-sarde se dinstingue, englobant la région de Bonifacio et la Gallura.

Le décloisonnement de la Corse et de la Sardaigne restant tout à fait imparfait, les divisions géographiques demeurent une réalité culturelle, économique et sociale pertinente en ce début de XXIè siècle. Les rivalités ancestrales entre Bastia et Ajaccio, ou entre Sassari et Cagliari, sont des illustrations de la division des deux îles. Leur bicéphalie est clairement mise en évidence par la carte n° 3.

Un autre point commun à la Corse et à la Sardaigne est díordre démographique : les deux îles sont vides. On dénombre à peine 30 hab/km_ en Corse, tandis que la Sardaigne níait guère plus densément peuplée avec 69 hab/km_. On est bien loin des densités des autres îles de la Méditerranée occidentale : 170 hab/km_ à Majorque, 200 hab/km_ en Sicile, et même, cas extrême, 1000 hab/km_ à Malte. De surcroît avec la récente littoralisation des activités, les populations sont concentrées dans quelques communes littorales, laissant de fait les terres intérieures vides (cf. carte n°3).

Si ces îles sont peu peuplées cíest en grande partie à cause de líémigration. Mais là encore les deux situations sont contrastées. La Sardaigne nía finalement été quíune tardive et modeste terre díémigration. Les Sardes ne sont massivement partis quíau début du XXème siècle, et plus encore après la Seconde guerre mondiale. Leurs lieux díimplantation furent líItalie du Nord et les grands centres industriels européens et plus marginalement la Corse à partir des années soixante. Ces quelques milliers de Sardes remplacèrent en Corse la traditionnelle émigration toscane. Mais arrivant alors que les Corses quittaient massivement líîle, les Sardes firent líobjet díun profond ressentiment. Cependant, líémigration sarde níeut rien de comparable avec líémigration sicilienne ou même líémigration corse. Celle-ci débuta très tôt dans líhistoire puisque pour Braudel " Trop riche en hommes, eu égard à ses ressources, la Corse essaime dans toutes les directions et il níy a sans doute pas un événement méditerranéen où un Corse ne se soit pas trouvé mêlé ". Au XIXème et au XXème siècle, les Corses émigrèrent massivement sur le continent, à Marseille, à Nice et à Paris, mais également au sein de líempire colonial français. Rares sont ceux qui partirent tenter líaventure dans des terres lointaines qui níétaient pas sous influence française. Des siècles díémigration font quíil y a aujourdíhui nettement plus de Corses en dehors de líîle quíen son sein. Aujourdíhui encore, líattachement des populations émigrés et de leur descendants reste fort, mais dans le cas corse par exemple, la diaspora nía pas encore trouvé le moyen díexprimer politiquement ou économiquement son attachement indéfectible à líîle.

La Corse et la Sardaigne furent pendant des siècles des îles pauvres, des terres où la subsistance níétait pas assurée. De fait les organisations sociales assurèrent la survie des populations au prix parfois de violents conflits díintérêts. Les deux populations níétaient pas incitées à síintéresser à líîle díen face, díautant quíelles níavaient rien, sauf un certaine forme de pauvreté, à échanger. Mais si les relations entre la Corse et la Sardaigne sont toujours demeurées anecdotiques, cíest également par le fait de líhistoire.

Au regard de líhistoire, Corse et Sardaigne ne partagent plus le même destin depuis des siècles

Situées au coeur des routes maritimes de la Méditerranée occidentale, les îles de Corse et de Sardaigne eurent longtemps le malheur díavoir, selon la pensée de Fernand Braudel, des significations extérieures plus grandes que leur réalité propre, de par leur position géostratégique.

ï Une première phase dans líhistoire de ces deux îles se déroula de 500 avant JC à 1300 après JC. Durant cette période la Corse et la Sardaigne connurent les mêmes envahisseurs : Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Barbaresques, puis Pisans. Carthage disposa de comptoirs en bord de mer mais non du contrôle de líintérieur des îles. Rome intégra durablement la Corse et la Sardaigne dans son Empire. Certes la colonisation demeura imparfaite, car elle se concentrait sur les littoraux, mais la pacification des îles fut presque assurée quand les populations autochtones se réfugièrent dans les zones de reliefs. Pour síassurer de la tranquillité de líîle, les Romains construisirent même un "limes" en Sardaigne. De -231 à 6 de notre ère la Corse et la Sardaigne constituèrent une seule et même province romaine, la " Sardinia-Corsica ". A la chute de líempire romain, les îles furent la cible des raids vandales. Par la suite, les différents peuples colonisateurs níeurent jamais díemprise simultanée sur les deux îles. La domination byzantine, qui débuta au VIème siècle, fut imparfaite ; trop loin de la capitale de líEmpire díOrient, les îles demeurèrent en proies aux razzias barbaresques. Par la suite líautorité de Pise sur les deux îles fut très contestée, par de nombreuses révoltes, mais aussi à cause de sa rivale Gênes, qui occupant déjà une partie du territoire sarde prit pied en Corse en 1195, en occupant la forteresse de Bonifacio. Ce fut donc dans la confusion que síacheva la première grande période de líhistoire de la Corse et de la Sardaigne.

ï A compter du début du 14ème siècle síouvrit une seconde phase dans líhistoire de ces îles qui dura jusquíà il y a peu : la Corse et la Sardaigne évoluèrent durablement dans deux sphères díinfluence différentes. Suite à la bataille navale de la Meloria en 1284, Gênes chassa Pise de Corse et via líoffice de Saint Georges, la thalassocratie demeura dans líîle jusquíen 1729. Son autorité fut souvent contestée, mais les Génois mirent à profit líîle en fondant des villes, en construisant un réseau défensif de tours littorales et en organisant des relations commerciales. Dans le même temps en Sardaigne, Génois et Pisans qui se disputaient líîle furent évincés par les Aragonais en 1323. Les Espagnols demeurèrent maîtres de líîle jusquíen 1713, car afin de se concilier la population insulaire prompte à la révolte, les Espagnols acceptèrent de doter líîle díun statut díautonomie, qui prévoyait deux institutions représentatives habilitées à voter les lois. Ainsi pendant près de cinq siècles, Corse et Sardaigne évoluèrent sous la domination de deux occupants aux intérêts opposés. Aucun rapprochement entre les îles níeut lieu, pourtant par décision papale, la Corse appartenait depuis 1297 à la Couronne díAragon. Cependant, les tentatives de récupérer militairement líîle échouèrent au cours du XVème siècle. Quant aux tentatives génoises de reconquérir la Sardaigne, elles furent quasiment inexistantes. De fait, les échanges entre les deux îles furent quasi-nuls, sauf en matière de contrebande ou plus tard díexil forcé des bandits sardes et corses, qui changeaient díîle pour échapper aux poursuites judiciaires et aux vendettas, pratique courante dans les deux îles.

Au cours du XVIIIème, siècle líhistoire en Corse et en Sardaigne síaccélèra, mais les deux îles continuèrent à se tournent le dos. Peu rentables, insuffisamment peuplées et trop indociles, la Corse et la Sardaigne devinrent à cette période des monnaies díéchange lors de grandes tractations diplomatiques. Ainsi, la Sardaigne aragonaise fut offerte en 1713 aux Habsbourg díAutriche par le Traité díUtrecht. En 1718, par le Traité de Londres, les Autrichiens líéchangèrent à la Savoie contre la Sicile. Dès lors, la Sardaigne forma avec le royaume du Piémont les " états sardes ". La Corse connut un siècle plus agité encore. Líîle fut gagée par les Génois endettés en 1768 par le traité de Versailles, ce qui revenait à offrir la Corse à la France. Mais en réalité Gênes níavait concrètement plus le pouvoir sur líîle révoltée depuis 1729. La Corse devenue indépendante par les armes en 1755, Pascal Paoli síefforca alors de fonder un Etat corse, moderne et démocratique, qui sucita líadmiration des esprits éclairés de líépoque en Europe et en Amérique. Cette première période paolienne se termina quand les Français conquirent la Corse en 1769, suite à la bataille de Ponte Novu. Líintégration de la Corse à la France révolutionnaire fut entérinée par vote en 1789. Líépisode du royaume anglo-corse, placé sous líégide de Pascal Paoli ne dura que de 1794 à 1795. La Corse se tourna durablement alors vers la France, se détournant par la même de la sphère díinfluence italienne, alors que la Sardaigne líintégrait pleinement, sous líégide de la Maison de Savoie. De fait, la Sardaigne disparut de la carte mentale des Corses après líéchec des prétentions révolutionnaires françaises sur la grande île voisine au cours de líannée 1793. Les révolutionnaires français échaudés par ce fiasco refusèrent alors díaider le révolutionnaire sarde Giovanni Maria Angioy, qui dut síexiler à Paris. Même Napoléon dans le cadre de sa grande Europe délaissa la Sardaigne, pourtant si proche de son île natale. Aussi, en dépit des affirmations de Pascal Paoli, selon qui la Corse et la Sardaigne étaient destinées par intérêts communs " à vivre en parfaite correspondance ", les deux îles devaient continuer à síignorer. Pourtant, la période révolutionnaire avait permis une certain rapprochement entre les deux îles, puisque nombre de patriotes se réfugièrent en Sardaigne après la victoire de la France sur la Corse indépendante, tandis que la Corse servit de base arrière aux " fuorusciti ", ces révolutionnaires sardes exilés à partir de 1794.

Après les troubles révolutionnaires de la fin du XVIIIème siècle, la Sardaigne réintégra le giron piémontais dans le cadre díun statut díautonomie. En 1847, la " fusion parfaite " avec la Savoie, le Piémont et la Ligurie fut réalisée. La classe éclairée sarde renoncait alors au statut díautonomie hérité des Aragonais et posait les jalons du Risorgimento italien. Toutefois, à la fin du XIXème siècle, et malgré líunité italienne la " question sarde  " se posait toujours, tant líîle semblait lointaine et délaissée. En Corse, le XIXème siècle fut marqué par une intégration superficielle à la France. Líîle, berceau des Bonaparte, demeura suspecte aux yeux des royalistes et plus encore des Républicains. Ainsi, un fort mouvement díopinion, emmené notamment par le leader de la gauche radicale Georges Clémenceau au début de la IIIème République, réclamait ouvertement la restitution à titre gratuit de líîle à la jeune Italie. Dans les faits, les Corses émigrés sur le continent intégrèrent bien souvent la police, líarmée et líadministration, notamment coloniale.

Au début du XXème siècle, la Corse et la Sardaigne demeuraient des îles pauvres, en marge de la révolution industrielle. La Première guerre mondiale réveilla les revendications insulaires. En Corse et en Sardaigne, la saignée démographique fut douloureuse et le décalage entre le niveau de développement du continent et celui des deux îles fut un choc pour les soldats insulaires. En 1919, naquit le nationalisme sarde avec la fondation du Partito Sardo díAzione (PS díA) par díanciens combattants de la valeureuse " brigade Sassari ". Dès líorigine, le parti autonomiste díEmilio Lussu et de Camillo Bellieni rencontra un vif succès, obtenant même 36% des suffrages aux élections régionale de 1921. En Corse, la Première guerre mondiale réveilla également les aspirations nationalistes jusque là assoupies. En 1923, Pierre Rocca fonda le Partitu Corsu díAzzione. Ce parti, qui disposa toujours díune audience restreinte, dériva rapidement vers le fascisme, tandis quíen Sardaigne, le PS díA était combattu par Mussolini. Dès lors, le Duce, par provocation plus que par réelle envie, réclama à la France la Corse et la Savoie, considérées comme des terres irrédentes. Une telle politique suscita en Corse une vive réaction pro-française : le 4 décembre 1938, des milliers de Corses firent à líoccasion díune manifestation à Bastia le serment de " Vivre et mourir français ".En 1940, la défaite française contre les armées allemandes donna líoccasion aux Italiens de mettre en oeuvre leur revendication. LíItalie déclara la guerre à une France défaite par les nazis, et le 11 novembre 1942, 20.000 soldats fascistes débarquèrent à Bastia, bientôt rejoint par 60.000 autres. Les géographes italiens síempressèrent alors de justifier líannexion de fait de la Corse. Ainsi, en 1942, Antonio Renato Toniolo écrivit " La Corse est géographiquement la plus italienne des grandes îles de la Mer Tyrrhénienne ". Líoccupation de la Corse par líarmée fasciste aurait pu ramener líîle dans le giron italien, et ainsi la rapprocher de la Sardaigne, mais il níen fut rien. La résistance síorganisa et lança une vaste insurrection, le 9 septembre 1943, au lendemain de líarmistice italien. Le 5 octobre, contre líavis du général de Gaulle, la Corse était le premier département français libéré du joug fasciste et nazi. Après líéchec des prétentions italiennes sur la Corse, un fort sentiment anti-italien et anti-sarde síinstalla dans líîle. Pourtant de nombreux soldats italiens avaient finalement choisi de lutter au côté de la Résistance corse contre les Allemands. A compter de cette date, les prétentions italiennes sur la Corse disparurent, comme avaient disparu cent cinquante ans auparavant les prétentions françaises sur la Sardaigne. Dès lors, la Corse devint pour les Italiens en général, et les Sardes en particulier, une île tabou, une île où " on a líextraordinaire impression díêtre à la fois en Italie et à líétranger".

En 1948, la Sardaigne fut dotée díun statut díautonomie dérogatoire. Rien ne fut prévu pour la Corse qui síenfonça dans la léthargie, le non-développement engendrant líémigration massive. Le statut sarde níévita pas totalement líémigration des populations mais laissait au moins líimpression díun sursaut politique et économique, notamment grâce au " Plan de la Renaissance " au milieu des années soixante. Les autonomistes sardes participèrent à la gestion de líîle, le " sardisme " síimposant comme une des composantes de la vie politique locale. En Corse, la revendication nationaliste prit un autre tour. Au cours de líété 1975, alors que le sang venait de couler en Corse, la République française découvrit avec stupeur la " question corse ". En 1976, la fondation du Fronte di Liberazione Naziunale di a Corsica (FLNC) marquait un tournant dans la revendication corse, la violence síimposait durablement dans le champ politique. Cette conjonction entre violence et politique ne fut possible que parce que historiquement, la violence corse était lié à líomniprésence du système clanique, ainsi que lía démontré le sociologue José Gil. Aussi, les indépendantistes du FLNC inscrivirent avec succès leur lutte dans la tradition de la violence politique, détournant habilement le mythe des " bandits díhonneur ", qui eux-même se rendaient populaires auprès des populations corses en défiant líEtat français. Par la suite, nombre díaffaires de droit commun purent ainsi être justifiées auprès de líopinion publique corse sous líalibi de la lutte armée contre líEtat français.

A líinverse, une évolution de la revendication sarde vers le terrorisme fut impossible, en dépit de tentatives dans les années soixante-dix. En effet, la violence sarde níavait pas la même nature que la violence corse : au cours des siècles, elle résultait de conflits de territoires entre pasteurs et paysans. La violence avait un caractère économique mais rarement politique, comme en témoignaient les razzias menées par les Sardes des hauts-plateaux sur les gens de la plaine où le vol de bétail à des familles de pâtres aisés.

Vivant dans des univers cloisonnés, les Corses et les Sardes, sauf à quelques exceptions, ne se manifestèrent que très peu díattention au cours des siècles. De plus, aucun acteur exogène ne fut assez puissant pour rééditer durablement líunité corso-sarde réalisée par líEmpire romain. Pour reprendre la formule de Fernand Braudel, au cours des siècles, la Corse et la Sardaigne ne furent pas seulement des îles, mais des " continents " distincts, et les douze kilomètres séparant les deux îles maintinrent durablement les populations insulaires dans une indifférence réciproque. Aussi pourquoi, depuis quelques années, semble-t-il se dessiner une troisième phase dans líhistoire des relations corso-sardes, celle du rapprochement ?
 
 

Pourquoi un rapprochement corso-sarde síimpose-t-il depuis peu après des siècles díignorance réciproque ?

Alors que la Corse et la Sardaigne síignoraient superbement depuis toujours, les prémices díune coopération corso-sarde se firent jour au début des années 1980. Lors de nombreux colloques, des universitaires étudièrent alors les parallèles historiques, politiques et institutionnels entre les deux îles. Au mois díoctobre 1989, Pierre Joxe, ministre de líIntérieur et Jacques Delors, Président de la Commission européenne, participèrent à Ajaccio au " Colloque sur le développement économique et líidentité culturelle des îles européennes ". Líidée díun possible rapprochement corso-sarde sous líégide européenne était arrivée à maturation, aussi au mois de juillet 1990, le département de la Corse-du-Sud et la province de Sassari furent retenues dans le cadre des projets transfrontaliers européens INTERREG. Ce premier programme avait pour but de " désenclaver líentité géographique corso-sarde ". Il fut prolongé, en 1994, par INTERREG II puis, en 1999, par INTERREG III associant Corse,Toscane et Sardaigne. Encouragés par líUE, les élus insulaires multiplièrent les relations entre Corse et Sardaigne et les îles alentours. Ainsi, au mois de mai 1995 fut fondée entre les dirigeants de la Corse, de la Sardaigne et des Baléares, líassociation des Iles de la Méditerranée Occidentale (IMEDOC), dans le but de mettre en place une structure de coopération permanente afin de promouvoir des projets communs. De 1996 à nos jours, des échanges culturels, sportifs, techniques se sont institutionnalisés entre la Corse, la Sardaigne et díautres îles de líUnion Européenne.

Les discours, et les initiatives concrètes, donnent líimpression díassister à líinvention díun destin corso-sarde : il níen reste pas moins que la motivation profonde des acteurs de ce rapprochement níest jamais clairement explicitée. Elle síéclaire toutefois à la lueur du contexte spécifique qui a permis le rapprochement entre les deux îles.

Les élus corses et sardes tentent de modifier les rapports de leur Région à líEtat en misant sur líUE

ï Des contextes politiques internes contrastés : Les liens qui unissent la Corse à la France, et la Sardaigne à líItalie, sont de nature différentes. En Corse, trente années de nationalisme ont fait leur oeuvre, sans jamais que les tenants de cette idéologie níaient été au pouvoir. Le discours nationaliste axé autour du développement économique spécifique, de la défense du peuple corse et de sa culture et díune plus grande démocratie, passant par plus díautonomie, a fait florès dans líensemble de la classe politique insulaire. Le recours à la violence nía pas été un frein aux idées nationalistes. Au contraire même, chaque crise violente a obtenu une réponse politique de la part des pouvoirs publics sous la forme díavancées institutionnelles. Le statut accordé en 1982 par Gaston Defferre à la Corse était une réponse directe aux actions terroristes des indépendantistes du FLNC. En 1991, un nouveau statut donna davantage de pouvoir à líAssemblée de Corse, dans líespoir díobtenir enfin une " paix " durable. Toutefois, ce nouveau statut ne correspondait pas à une véritable autonomie de la Corse, puisque líAssemblée de Corse était dépourvue du pouvoir réglementaire et législatif et ne disposait pas de líautonomie financière. Les actuelles négociations de Matignon, qui répondent également à une forte pression terroriste, constituent une avancée significative vers líautonomie. La question corse qui se pose à la marge de la République depuis près de trente ans à fait évoluer la République française sur ses positions centralisatrices. Que de chemin parcouru depuis 1974, date à laquelle Libert Bou, líenvoyé du Président de la République en Corse, déclarait : " Même deux cent mille Corses autonomistes ne pourraient modifier la Constitution française ". Il níaura finalement fallu que quelques nationalistes déterminés et líentente díune partie de la classe politique locale et nationale pour modifier la nature du lien entre la Corse et la France.

En Italie, contrairement à la France, le débat entre état fédéral et état jacobin nía pas été véritablement tranché. Cette question y est devenue tabou : líidée díune Nation italienne forte étant longtemps assimilée au régime fasciste. Pourtant, la République transalpine nécessite un pouvoir centralisé assez fort pour maintenir en son sein des régions économiquement très diverses. En Sardaigne, contrairement à la Corse, líautonomie est une tradition héritée de longue date. Le  statut actuel de la Sardaigne, datant de 1948, permet aux élus de disposer de vastes compétences. Depuis des décennies les autonomistes font partie intégrante du champ politique sarde et participent directement à la gestion de la Gunte régionale. De fait, la Sardaigne autonome est bien intégrée dans la sphère italienne. Seuls quelques groupuscules revendiquent, ouvertement et pacifiquement, líindépendance.

Contrairement à la situation corse, la Sardaigne ne menace pas líunité du pays. Le véritable danger pour la République italienne ne provient pas de la périphérie mais bien du coeur économique du pays. La remise en cause de la nature du régime vient de líItalie du nord, et plus particulièrement du discours séparatiste de la Lega díUmberto Bossi. Dans son sillage, certains Sardistes réclament un nouveau statut díautonomie dans une Italie fédérale. Un tel discours, dans le contexte de la construction européenne, a le vent en poupe. Pourtant, la Sardaigne, tout comme la Corse, patirait économiquement díune redéfinition des règles de solidarité entre régions au sein des Etats. Nonobstant, si les liens des Corses et des Sardes avec leurs Etats-nations respectifs ont des spécificités, dans les deux cas la situation est propice à de profonds changements, díautant que la construction européenne encourage líaffirmation des régions.

ï Le contexte politique externe marqué par le rôle croissant de líUE en Corse et en Sardaigne : LíUE síest imposée comme un partenaire financier important en Corse et en Sardaigne. De 1994 à 1999, les fonds structurels, cíest-à-dire les sommes attribuées par le FEDER, le FEOGA, FSE et les programmes díinitiatives communautaires INTERREG, URBAN, etc., ont représenté 1,9 milliard de francs en Corse (soit 7210 ff/hab.) et 11,9 milliards de francs en Sardaigne (soit 7200 ff/hab.). Sur cette période, les deux îles étaient extrêmement favorisées dans le cadre européen par leur zonage en objectif n°1 du FEDER, au titre du retard structurel de développement. Sur la période 2000-2006, la Corse, qui est sortie de líobjectif n°1, ne touchera " plus " que 1,2 milliard de francs (soit 4600 ff/hab.) de fonds structurels contre 12,7 milliards de francs pour la Sardaigne (soit 7700 ff/hab.), qui elle demeure au sein de líobjectif n°1.

Toutefois, líaide économique apportée par líUnion européenne à la Corse et la Sardaigne, bien que conséquente, est infime comparée aux contributions nationales. En Corse, chaque année líEtat français dépense environ 11 milliards de francs pour une recette fiscale inférieure à 5 milliards de francs. Le contrat plan Etat-région 2000-2006 attribue à la Corse 3,1 milliards de francs, financé à 52% par líEtat et à 48% par la région soit le double de ce que líEtat síengage à verser par tête díhabitant au Limousin, région la plus pauvre de France. De plus, le processus de Matignon prévoit au titre du retard de développement économique un programme díinvestissements publics de 15 milliards de francs sur quinze ans, dont 70 % seront à la charge de líEtat et seulement 30% de la Collectivité Territoriale de Corse.

A un degré moindre, il en va de même en Sardaigne où la contribution de líEtat italien dans les finances publiques est sans commune mesure avec les aides communautaires. La Corse et la Sardaigne dépendent donc financièrement et économiquement de la France et de líItalie, et si líapport financier de líUE est appréciable, ce níest pas par ce biais que líEurope síest imposée comme un acteur déterminant aux yeux des dirigeants corses et sardes. Pour nombre díélus, la construction européenne est avant tout une opportunité díémancipation politique bien plus quíune chance économique. Dès lors, pour les indépendantistes sardes ou corses et pour nombre díélus traditionnels, líEurope est perçue depuis peu comme un arbitre extérieur. En Corse, où la relation entre Etat et Collectivité territoriale est souvent tendue, líEurope est devenue en quelques années un acteur politique à part entière. Ainsi, Jean-Guy Talamoni, chef de file des indépendantistes à líAssemblée de Corse déclarait en août 1999 : " Nous devons impérativement sortir de ce face à face étouffant et stérile avec Paris et impliquer líEurope dans la recherche des moyens susceptibles de conduire au règlement de la question corse [...]Evviva a Corsica, Nazione díAuropa ! ". Pourtant, la conversion des nationalistes insulaires à líEurope est relativement récente, en 1992 à líoccasion de la ratification du traité de Maastricht, les Corses avaient voté " non " à 57 % ; les mêmes nationalistes appelant alors à líabstention.

On líaura compris, le rapprochement corso-sarde síinscrit clairement dans un contexte de réarticulation des pouvoirs entre les Régions, líEtat et líUnion Européenne. Un certain nombre díélus jouent la carte de líUnion européenne contre leurs états respectifs. Au sein des instances dirigeantes françaises et italiennes, on laisse faire avec bienveillance. En France, par exemple, la notion de coopération corso-sarde a été avalisée par les travaux de la DATAR dès 1994.

La finalité du rapprochement corso-sarde níest ni économique, ni culturelle

Sur la période 1994-1999, le programme transfrontalier INTERREG II disposait díune enveloppe financière de 500 MF pour líensemble Corse du Sud-Province de Sassari, et de 380 millions de francs pour le volet Haute-Corse-Toscane. Les objectifs de ce programme sont díaméliorer la communication entre les deux îles, de développer les échanges commerciaux, de défendre líenvironnement, notamment par une gestion raisonnée du tourisme, de développer la connaissance mutuelle entre habitants des deux îles, ainsi que de faire des deux îles un pont jeté vers le Sud. Ces objectifs furent également ceux que développèrent en mai 1995, les présidents des régions Sardaigne, Baléares et Corse lors de la fondation díIMEDOC. Líaccord constitutif de cette association prévoyait " líencouragement à la coopération économique, sociale et culturelle entre nos sociétés et la promotion des intérêts communs des îles et du pourtour Méditerranéen ".

A y regarder de plus près, la coopération entre les îles de Corse et de Sardaigne est concrètement difficile. En dépit díune suréquipement corse en matière de transports aériens et maritimes (cf. carte n° 3), le temps de parcours entre Ajaccio et Sassari est díau minimum 5 heures pour 130 km à vol díoiseau. Ce même parcours en avion suppose au mieux de passer par Paris puis Rome. Quoique en hausse, les relations maritimes entre les deux îles demeurent modestes avec à peine 250.000 passagers par an, dont bon nombre de touristes transitant par la Corse pour atteindre la Sardaigne. Díun point de vue marchand, la Corse et la Sardaigne níont rien à échanger. Líéconomiste Jean-Francois Ferrandi síest interrogé sur les échanges corso-sardes pour finalement en constater la " modicité ". La Corse produit et exporte vers la Sardaigne de petites quantité de bois, de liège, de poissons, de légumes et de fruits frais, tandis que la Sardaigne exporte en Corse du liège travaillé, des matériaux de construction, du lait et des ovins. Une bonne part du commerce entre les deux îles est le fait de produits qui ne font que transiter, car ils ont été fabriqués sur le continent. Líavenir économique de la Corse ne passe pas par la Sardaigne et vice versa. Et pour cause, le taux de couverture de la Corse est de 14% tandis que celui de la Sardaigne est díà peine 49%. Pire encore, dans le domaine agricole, les Corses et les Sardes sont en situation de concurrence. En matière díenvironnement et de tourisme, il est à craindre également que les projets progressent lentement, comme en témoigne la mise en place du Parc International Marin des Bouches de Bonifacio.

Dans le domaine social ou culturel, le bilan est également peu probant, en dépit de manifestations culturelles, díéchanges de savoir-faire et de rencontres inter-universitaires. Enfin, la Corse et la Sardaigne apparaissent aux yeux de nombre díexperts comme un " pont lancé vers líautre rive de la Méditerranée ". Il est malheureusement peu probable que líavenir économique des deux îles se situe dans cette direction.

Cette vision négative de la coopération corso-sarde est largement partagée à Bruxelles, si líon en croit le journal Le Monde du 25 février 2000 : " Globalement incontestable, le succès díINTERREG est localement plus ou moins convaincant. Des expériences comme le programme de coopération entre la Corse, la Sardaigne et la zone de Livourne ont même laissé une impression díéchec absolu  ".

Pourtant le rapprochement corso-sarde va perdurer car dans líesprit des élus qui animent cette initiative, le but níest pas tant de développer líéconomie des îles ou de faire naître une conscience corso-sarde, que de mettre en place un ambitieux outil à usage politique.

Le rapprochement corso-sarde est politique : faire du lobbying auprès des gouvernements nationaux et des instances européennes

Les principaux leaders politiques de Sardaigne et de Corse jouent clairement la carte européenne, appuyés en cela par les instances de Bruxelles. Mais le principal problème qui se pose à eux est que les deux îles sont trop peu peuplées et marginalisées économiquement pour peser sur les décisions politiques nationales et européennes. Jusquíà présent, la Corse et la Sardaigne ont su tirer profit de la construction européenne, mais líinquiétude a percé lors de líouverture des discussions pour líintégration des pays de líEst. Il semble depuis lors évident quíune part de la manne financière européenne va se détourner du Sud de líUnion Européenne. Díautre part, le centre de gravité de líEurope va se déplacer vers líEst, vers des pays non insulaires. Dès lors, il sera difficile aux îles du Sud de faire entendre leur voix. Aussi, líadage selon lequel líunion fait la force semble être le maître-mot du rapprochement corso-sarde, líidée síétant imposée aux dirigeants insulaires de síunir afin de peser sur les Etats-nations et sur líEurope, jusquíà disposer díun véritable réseau díinfluence.

ï Le réseau des hommes politiques nationaux díorigine insulaire : La Corse, plus encore que la Sardaigne, a fourni à la France un personnel politique important en termes de députés, de sénateurs, et de ministres. Certes, la République italienne a connu deux présidents de la République natifs de Sardaigne, Antonio Segni puis Franceso Cossiga, mais cíest bien peu en comparaison du nombre díélus nationaux díorigine corse. Ainsi, líAmicale des Parlementaires et des membres du Conseil économique et social díorigine corse réunissait il y a quelques années une quarantaine díélus. Une des explications à ce phénomène relève du fait quíen dépit díune faible distance, les deux îles ont développé des formes díorganisations sociales très différentes. Pour la sociologue Aide Esu, la famille traditionnelle de la Sardaigne pastorale se réduisait à la famille nucléaire, unité économique autonome. De fait, toute personne étrangère à la famille était exclue, en dehors de toute logique de clan. Ainsi, les Sardes issus de la société pastorale se caractérisaient par " un manque díintérêt pour la vie politique, une méfiance à líégard de líEtat et líimpossibilité díune action collective au nom díun quelconque enjeu qui dépasserait líintérêt matériel du groupe familial ". Au contraire, en Corse, où le clan était le fondement même de la vie communautaire, la politique a toujours eu un rôle primordial.

Quoiquíil en soit, même síil convient de ne pas surestimer le rôle des hommes politiques díorigine corse ou sarde dans les affaires insulaires, il est incontestable quíils font líobjet de toutes les attentions de la part des responsables des Assemblées de Corse et de Sardaigne. Ainsi, Jean Baggioni écrit régulièrement aux élus nationaux díorigine corse afin de les informer díun problème débattu en France ou au sein des instances européennes.

Ce type díaction níest incontestablement pas au coeur de " líarsenal " díoutils de pression mis en place par la Corse et la Sardaigne pour peser sur leurs destins. Il peut toutefois síavérer utile comme le précise Jean-Didier Hache, líun des responsables du lobbying en faveur des îles au niveau européen : " Le fait que certains ministres gouvernementaux soient díorigine insulaire aide souvent les îles à faire valoir leurs intérêts ".

ï Le Comité des régions de líUnion européenne : Fondé par le Traité de Maastricht, le Comité des régions de líUnion européenne est un organe consultatif auprès du Conseil et de la Commission en activité depuis mars 1994. Le but de ce comité est de représenter et de défendre les intérêts des collectivités territoriales des Etats membres de líUE. Les 222 représentants des collectivités régionales et locales membres du Comité sont désignés par líEtat pour une durée de quatre ans renouvelables. Cette institution indépendante, véritable expression du fédéralisme européen, est utilisée pour servir les intérêts de la Corse et la Sardaigne au sein de líUE. Mais cette tribune ne fait que publier des avis et non des décrets, aussi son rôle ne peut être que complémentaire avec des actions menées au niveau européen.

ï Líaction concertée des députés européens de Corse et de Sardaigne : Líidée que le Parlement de Strasbourg puisse servir les intérêts des îles émerge en novembre 1987 lors de la création, à líinitiative du député corse François Musso, díun intergroupe intitulé " îles et régions périphériques ". En octobre 1994, suite au renouvellement du Parlement européen, un nouvel intergroupe des îles est formé. Il compta jusquíà 30 députés, dont les députés sardes et corses, qui indépendamment de leurs appartenances politiques oeuvrèrent ensemble. Ainsi, en janvier 1996, líintergroupe rédigea un manifeste sur la question des îles avec pour objectifs díobtenir la reconnaissance dans la législation communautaire du caractère permanent des problèmes des îles et de promouvoir la mise en pratique díune politique européenne des îles.

Líaction de lobbying des insulaires síavère efficace. Ainsi, en mars 1998, le Parlement européen a adopté le rapport de la Commission de la politique régionale, présenté par Vincenzo Viola, député européen de Sicile, qui considèrait que : " Toutes les régions insulaires de líUnion européenne pâtissent díun désavantage naturel qui ne leur permet pas un développement adéquat ou qui limite les potentialités. Cíest le message de fond que je veux faire passer dans mon travail ; un concept bien établi, pour nous insulaires, mais aucunement accepté jusquíà présent par la Commission européenne ".

Faire pression sur les instances européennes par le biais des députés au Parlement de Strasbourg est une stratégie qui peut être payante. Toutefois, les îles de Corse et de Sardaigne disposent de bien peu de représentants pour faire valoir leurs idées. Ainsi, pour la mandature allant de 1999 à 2004, la Sardaigne ne compte quíun seul député européen, en la personne de Mario Segni, fils de líancien Président de la République Italienne. Cíest pour cette raison que les Sardes souhaitent de plus en plus ouvertement une révision de la circonscription électorale " Sardaigne-Sicile " aux élections européennes, car ils se sentent défavorisés, par rapport à líautre grande île italienne qui, bien plus peuplée, rafle davantage de sièges.

ï Le lobbying direct des Assemblées de Corse et de Sardaigne : Au cours des années quatre-vingt-dix, on a assisté à une montée en puissance de la dimension européenne dans líaction des assemblées corses et sardes. Ainsi, au mois de juillet 1992, les élus nationalistes corses du MPA proposèrent une motion visant à la mise en place díun correspondant permanent de la collectivité territoriale à Bruxelles pour la préparation et le suivi des mesures et des programmes concernant la Corse. Dans le même temps, José Rossi, leader de la droite libérale, affirmait dans un ouvrage intitulé " Agir ensemble " que la Corse et les instances européennes devaient établir un partenariat direct car " líécran parisien est générateur de retards dans líinformation et díinfléchissements dans la décision au détriment fréquent des intérêts corses ". Dans cette logique, líAssemblée territoriale de Corse entérina líidée díune représentation à Bruxelles au cours de líannée 1996.

En Sardaigne, la question se posa également et à compter de février 1996, la loi n° 52 autorisa les régions à disposer de leur propre représentation à Bruxelles. De sorte que la région autonome de Sardaigne est représentée à Bruxelles par un bureau de liaison, dont le but est de faire du lobbying auprès des instances européennes. Líidée court à présent de créer un bureau de liaison unique représentant les intérêts corses et sardes.

Au delà des représentations de la Corse et de la Sardaigne à Bruxelles, les assemblées régionales de ces deux îles disposent en leur sein díune commission des affaires européennes. Si cette fonction existe de longue date en Sardaigne, elle est nouvelle au sein de líAssemblée de Corse. Créée en 1999, elle a pour premier président Jean-Guy Talamoni, leader des indépendantistes corses. Ainsi, par le biais díun rapport intitulé " Une ambition européenne pour la Corse  ", les membres de la Commission sous líégide du leader nationaliste font une véritable profession de foi européenne. De la sorte, les indépendantistes obtiennent une reconnaissance à líéchelle européenne que ce soit de la part des commissaires européens, tel Michel Barnier, ou encore du Président de la Commision européenne, Romano Prodi. Il faut dire quíen préface du rapport, líéconomiste Alain Lipietz, aujourdíhui candidat des Verts à la prochaine élection présidentielle, accordait le beau rôle à líUE considérant que : " Quand un face à face risque de tourner mal, la solution est bien souvent díintroduire de nouveaux interlocuteurs. Et, ici encore, cíest líEurope qui síimpose ".

ï Líaction de la Commission des Iles de la CRPM et de son émanation statistique EURISLES : Líidée díune action commune des îles européennes apparaît en 1979, alors quíune Commission des îles est envisagé au sein de la Conférence des Régions Périphériques Maritimes de la CEE (CRPM). Cette Commission des îles se réunit la première fois en 1980 à Nuoro, afin de débattre des problèmes spécifiques aux îles dans la construction européenne. Du même coup, la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux díEurope placée sous líégide du conseil de líEurope créa à son tour une commission insulaire.

Líaction de la Commission des îles de la CRPM est plus spécialement ciblée sur les instances de líUnion européenne, à savoir les commissaires, les hauts-fonctionnaires et les députés européens. Le rôle dévolu à cette commission est double. Il síagit díune part de faire reconnaître la situation particulière des îles par les autorités nationales et communautaires et díobtenir la mise en oeuvre de politiques adaptées pour répondre aux contraintes de líinsularité et, díautre part, de promouvoir la coopération interrégionale. La dernière réunion de la Commission des Iles síest tenue le 7 Juin 2001, à Porto-Vecchio, sous líégide de son président Jean Baggioni . A cette occasion, 26 régions insulaires européennes émanant de 12 pays y étaient représentés : la France (Bretagne, Corse, Guadeloupe, Martinique, Réunion) ; la Grèce (Ionia, Notio Agaio, Vorio Agaio, Crête) ; líItalie (Sicile, Sardaigne) ; le Portugal (Açores, Madère) ; líEspagne (Baléares, Canaries) ; le Royaume-Uni (Agyl et Bute, Ile de Man, Ile de Wight, Orkney, Shetland et Western) ; le Danemark (Iles de Bornholms), la Finlande (Archipel díÅland) ; la Suède (Gotland) ; ainsi que deux pays qui souhaitent faire partie de líUE, Malte (líîle de Gozo) et líEstonie (Ile de Saaremaa) en raison de son appartenance à líassociation des îles " Baltique 7 ".

Financée par des subventions allouées par chacune des régions insulaire participante, la Commission des Iles oeuvre étroitement avec líIntergroupe des îles du Parlement et líassociation IMEDOC. De plus, cette commission dispose díun outil fort utile pour la défense des intérêts des îles par le biais de líEuropean Islands System of Lines and Exchanges (EURISLES). Ce réseau, dont le bureau est installé à Ajaccio, compile des statistiques de toutes les îles membres afin de fournir des données précises aux groupes de pressions en faveur des îles. Líaction concertée de la Conférences des Iles et de son émanation EURISLES aboutit principalement à ce que ces travaux servent de cadre aux rapports sur líinsularité adoptés par le Parlement européen, tel le rapport Harrsi en 1983, le rapport Barret en 1987, le rapport Fernandez Martin en 1997, ou le rapport Viola en 1998.

ï IMEDOC, un euro-lobby des îles qui prétend poser les bases díune euro-région : Les associations internationales de régions sont líune des formes les plus courantes, et les plus efficaces, de lobbying auprès des instances européennes. En 1986, les régions françaises Corse, PACA, Languedoc Roussillon, Aquitaine et Midi-Pyrénées créèrent líassociation " Grand Sud " qui ouvrait alors une représentation à Bruxelles. Or, les intérêts corses étaient peu défendus par cette association qui regroupait des régions plus puissantes. Au cours de líannée 1997, la Collectivité Territoriale de Corse síen retire, pour se consacrer entièrement à la toute jeune association des Iles de la Méditerranée Occidentale (IMEDOC). En effet, depuis le 9 mai 1995, Gabriel Canella Y Fons, président de la Communauté Autonome des îles Baléares, Frederico Palomba, Président de la Région autonome de Sardaigne et Jean Baggioni, Président de líexécutif de la Collectivité Territoriale de Corse ont signé un protocole de coopération afin " díentamer une voie de collaboration institutionnelle permanente entre ces trois îles ". Líobjectif de cette union est de faire " face ensemble " à líUE afin de promouvoir les intérêts communs de ces îles. Six années après le lancement de cette association, les projets concrets comme ceux díune liaison aérienne entre les îles níont que peu avancé et se limitent à des actions symboliques. En revanche díun point de vue politique, IMEDOC est un groupe de pression influent, renforcé depuis avril 2000 par líadhésion de la Sicile. Au delà de líaction de lobbying, un certain nombre de discours émanant des élus insulaires font miroiter la possible création díune euro-région des îles. En effet, la Méditerranée occidentale est une des zones de coopération récemment envisagée par la Commission de Bruxelles et, qui plus est, le projet IMEDOC correspond également au volet de coopération inter-insulaire.

Le traité díAmsterdam est líillustration du travail de lobbying des îles en général et des représentants corses et sardes en particulier

La plus grande victoire remportée par les régions insulaires díEurope est à líheure actuelle la modification de líarticle 130 A du Traité de Maastricht relatif aux îles. Les élus insulaires ont utilisé tous les moyens de pression à disposition et les représentants corses et sardes níont pas été en reste. Líaction de lobbying a porté tout à la fois sur les ministres et les députés nationaux, sur les députés européens et les commissaires. Pour ce faire, tous les moyens furent mis en oeuvre afin de faire connaître les arguments des îles, et on vit à líoeuvre díune manière coordonnée la Commission des Iles de la CRPM, forte díétudes siglées EURISLES, les représentations des régions à Bruxelles, líassociation IMEDOC, ainsi que des initiatives personnelles émanant des dirigeants des assemblées de Corse et de Sardaigne.

La mobilisation porta ses fruits puisquíen juin 1997, líarticle 158 du Traité díAmsterdam fut rédigé sous cette forme : " La Conférence reconnaît que les régions insulaires souffrent de handicaps structurels liées à leur insularité, dont la permanence nuit gravement à leur développement économique et social. Aussi, la Conférence reconnaît-elle que la législation communautaire doit tenir compte de ces handicaps et que des mesures spécifiques peuvent être prises, lorsque cela se justifie, en faveur de ces régions afin de mieux les intégrer au marché intérieur dans des conditions équitables. En particulier, la Communauté vise à réduire líécart entre les niveaux de développement des diverses régions et le retard des régions ou îles les moins favorisées ".
 
 

Conclusion

" Ce ne sont pas les espaces géographiques qui font líhistoire mais bien les hommes, maîtres ou inventeurs de ces espaces ". Cette pensée de Fernand Braudel éclaire notre analyse de la coopération corso-sarde. En dépit des discours, ce níest pas tant la géographie, líhistoire ou líéconomie qui ont déterminé le rapprochement entre la Corse et la Sardaigne mais bien la politique. Díailleurs, les initiatives corso-sardes laissent les populations des deux îles indifférentes. Quoi de plus normal, puisquíelles ne répondent pas à une attente citoyenne mais à une stratégie à líéchelle nationale et européenne. La coopération corso-sarde résulte díune articulation du pouvoir spécifique entre les régions Corse et Sardaigne, les Etats-nations français et italien et líUnion Européenne. Aussi, une redistribution des cartes entre ces niveaux de pouvoir induirait trois scenarii : soit la fin du processus de coopération, soit sa stagnation, soit son approfondissement.

- Le scénario national : Dans líavenir, la coopération corso-sarde peut être abandonnée si au niveau des Etats-nations français et italiens les centralisateurs reprennent le pouvoir, et si díautre part les élus nationalistes ou autonomistes perdent du crédit en Corse et en Sardaigne. Dès lors les leaders des deux îles se recentreraient sur líespace national, et devant líéchec de la construction européenne ils réviseraient leurs aspirations à une plus vaste autonomie.

La probabilité de ce scénario est faible. En France, Jean-Pierre Chevènement et Charles Pasqua, qui parfois se retrouvent lors de meetings communs pour " la Corse dans la République " semblent loin du pouvoir, tandis que dans líîle se profile líautonomie. En Italie, les discours fédéralisateurs se multiplient y compris au sein du gouvernement, ce qui ne laissent pas présager díun raidissement centralisateur de la République transalpine.

Pourtant, aussi peu probable quíil paraisse, ce scénario níest pas à écarter. En effet, le rapprochement corso-sarde repose sur une représentation géopolitique, celle des îles ensemble face aux Etats et à líEurope, mais non sur des projets de développement indispensables. Economiquement les échanges corso-sardes sont de fait limités, et certains projets semblent bien farfelus, tel celui qui vise à échanger líeau corse contre le charbon sarde. De plus, les seuls projets de développement en commun qui pourraient tenir la route sont bien loin díaboutir. Ainsi, líaxe de transport Toscane-Corse-Sardaigne, financé par líUE à travers les programmes INTERREG III, verra-t-il le jour ? Cette route terrestre et maritime, qui doit désenclaver líensemble corso-sarde est un vieux serpent de mer, dont on trouve trace dès 1836. Or, il se trouve que dans la plaine orientale corse des pétitions circulent díores et déjà afin de protester contre une éventuelle voie rapide desservant la Sardaigne. Dans ce projet comme dans tant díautres, la coopération corso-sarde est lestée par des siècles díignorance réciproque.

- Le scénario de líautonomie : Dans le cadre díune redistribution des compétences favorables aux régions et à líUnion Européenne plutôt quíaux Etats-nations, le rapprochement corso-sarde peut síaffirmer comme un axe politique solide pour líensemble des îles de la Méditerranée.

Ce scénario correspond aux événements récents dans les deux îles, les accords de Matignon en Corse et le souhait de plus en plus affirmé de revisiter le statut díautonomie de la Sardaigne. Pour les Sardes, davantage díautonomie signifie davantage díEurope. Ainsi, le juriste sarde Giuseppe Contini considère que " pour sauvegarder notre identité, líindépendance níest pas nécessaire, notamment grâce à líEurope. Le séparatisme est en quasi-contradiction avec líeuropéeanisme. Mais à condition de créer un fil rouge, une ligne directe entre la Sardaigne et Bruxelles. La souveraineté ne doit plus relever uniquement des Etats-nations ". Mario Floris, le Président de la Région autonome de Sardaigne, partage cette conception, tout comme José Rossi et Jean Baggioni, les principaux responsables politiques corses. Car en Corse, les accords de Matignon doivent aboutir à terme à une autonomie plus vaste dans le cadre de la République française, permettant aux Corses de jouer pleinement la carte européenne.

Cette perspective suppose que les élus corses et sardes en finissent avec leurs fantasmes concernant líEurope des régions. Il y a une contradiction de fond entre líEurope libérale et concurrentielle et les désavantages dont souffrent les îles ne serait-ce quíen matière díaccessibilité. Aussi, les dirigeants sardes et corses doivent se préparer à lutter sans doute plus à líavenir contre les instances européennes que contre les Etats-nations. Economiquement, démographiquement et politiquement, que pèseront les Corses ou les Sardes, où même les 15 millions díinsulaires européens, en dehors de leur Etat-nation díorigine ? Jean Baggioni, le Président de líexécutif de líAssemblée de Corse, pense que les îles peuvent suffisamment peser sur la construction européenne. En juin 1998, à Rhodes, il a proposé sans succès que le programme INTERREG III se transforme en une coopération intégrée en direction de líensembles des îles de la Méditerranée, prémices à une éventuelle extension de líassociation IMEDOC.

- Le scénario fédéraliste : Si la construction européenne est menée à son terme et, que dans le même temps, les nationalistes corses et sardes renforcent leur pouvoir, alors la coopération corso-sarde prendra un tour nouveau. Les négociateurs des Accords de Matignon líoublient trop souvent, mais le nom de la formation majoritaire parmi les nationalistes corses est Independenza. Or curieusement, en Sardaigne, pourtant plus modérée, on vit apparaître puis disparaître, au cours de líannée 2001, une coalition électorale formée des autonomistes du PS díA et des indépendantistes de Sardigna Natziune nommée Independentza. Dans la perspective ou Corse et Sardaigne se rapprocheraient de líindépendance, quíadviendrait-il de leur coopération ? Dans le cadre díune Europe fédérale, on assisterait à la naissance díun " supra-régionalisme ", unissant la Corse à la Sardaigne voire à díautres îles. Cette représentation géopolitique est ancienne. Dès 1921, Camillo Bellieni, un des fondateurs du PS díA, appelait de ses voeux " la naissance díun Etat fédéral méditerranéen qui devrait comprendre la Catalogne, les Baléares, la Corse et la Sardaigne, la Sicile et la Crête  ". En Sicile, le projet est également présent dans líesprit des nationalistes les plus radicaux : " le mouvement Rinascita Siciliana, tout comme díailleurs Terra e Liberazione de Mario di Mauro à Catane, entretient díétroites relations avec le mouvement corse A Cuncolta, lequel invite régulièrement les leaders " sicilianistes " en Corse dans le cadre de la solidarité inter-indépendantiste du projet géopolitique de confédération des îles italo-méditerranéennes ". En Corse cependant, cette " Ligue des îles " demeure tabou, rappelant sans doute la compromission des nationalistes corses avec le régime fasciste dans líentre-deux-guerre. Quoiquíil en soit, un pareil scénario géopolitique pourrait être renforcé par líadhésion prochaine de Malte à líUE.

Une pareille construction ne peut voir le jour que si des hommes politiques nationaux se rallient à ce projet et préparent líopinion publique à líéclatement de líEtat-Nation. Or, on peut imaginer quíUmberto Bossi ne serait pas fâché de se débarrasser tout à la fois de la Sardaigne et de la Sicile. En France, le débat est plus avancé encore puisquíAlain Lipietz, a pris fait et cause pour le projet géopolitique des nationalistes : " Je rêve díune Corse où, comme déjà en Sicile, en Ecosse ou en Catalogne, chacun pourra se sentir librement, selon son histoire ou selon le moment, et sans jamais devoir renoncer à líun des fidélités possibles, tantôt Corse, tantôt Français, tantôt Européen, tantôt Ilien de la Méditerranée occidentale, au sein díune Ligue alliant la Corse à la Sardaigne et aux Baléares ".