Avant d'être un enjeu de sociéte, la
notion d'identité corse est, a mon sens, une problématique
personnelle. En effet, la tres grande dispersion des Corses, qui au long
de l'histoire a constitué une vérita ble diaspora, rend complexe
le rap port de l'individu à la totalité, c'est a-dire de
celui qui se sent Corse à la Corse elle-même. Cependant le
sentiment d'etre Corse est une construction identitaire fruit d'une prise
de conscience individuelle et collective, qui ne se pose pas en les memes
terrnes dans tous les régimes politiques. Aussi, je ne peux pas
aborder le problème de l'identilé corse en dehors du cadre
politique et juridique de la République fran,caise. En France, citoyenneté
et nationalité sont confondues, dès lors il n'est pas envisageable
d'etre de nationalité corse tout en etant citoyen fran,cais. Cette
hypothèse nous paraît meme saugrenue, elle régit pourtant
le rapport à I'Etat de nombreux habitants des pays de l'Europe de
l'Est. Héritage du régime communiste, prétendument
~ défenseur des minorités', il est par exemple possible à
un citoyen roumain de choisir entre de multiples nationalités recon
nues dans son pays, ouvrant droit à un respect théorique
de sa religion, de sa culture et de sa langue. Ce système ne garantit
pour autant pas l'atténuation des conflits: ce principe a eté
appliqué pendant près de 45 ans en Yougoslavie I Ainsi, la
problématique de l'identité n'est pas seule ment philosophique
ou psychologique, elle est également très fortement conditionnee
par des variables liées au temps et à l'espace. Avant de
répondre à la question " Qui suisje ?n, il faut répondre
à deux autres interrogations: " Dans quel pays suisje et à
quelle époque ? ~.C'est bien parce que je vis à Paris en
cette fin de millénaire, que je questionne en ces temmes mon identité
corse.
Une impossible définition par des critères objectifs
L'identité corse se caractérise-t-elle par des données objectives ? Répondre a l'affimmative à cette interrogation permet d'une manière simple et définitive de délimiter le champ de la communauté wrse ! J'évoquerai rapidement les critères objectifs pour mieux les dementir.
- Un noyau ethnique rivé à la terre de Corse: Définir un Corse par le faH qu'il est lié depuis des généra tions à un terrHoire délimité de toutes parts par la mer est une tentation wmpréhensible, mais dépassée. En effet, jusqu'au si~le demier les échanges entre la Corse et le Continent gardaient un caractère exceptionnel. Certes l~le connut au cours des siècles des brassages de cultures, mais sa population, dans son immense majorHé, n'avait que la Corse comme unique horizon. Aujourd'hui, il y a assurément plus de Corses en dehors de I îb qu'en son sein. Or à moins de considérer que le fait d'avoir quitté I île faH perdre aux individus leur identite corse, ce critère ne peut pas nous satisfaire. Mais qu'en est-il d'un autre élément éminemment objectif: la pratique de la langue corse.
- "Est Corse" ce/ui qui parle corse ?: Il est incontestable que le fait de praUquer la langue corse, langue de substrat latin, est un signe fort de l'appartenance à la wmmunaute corse. Ainsi, nombreux sont les émigrés qui, a Paris où à Porto-Rico, continuent de parler corse avec leurs compatriotes afin d'affirmer leur apparlenance commune au détriment des ~p~nzuti". Cependant, une fois encore ce critère objectif ne saurait suffre à definir un Corse, pour la simple et bonne raison que tous les Corses ne parlent pas leur langue. Meme si la langue wrse a été réintroduite dans les écoles et est en passe de devenir obligatoire dans les cursus scolaires des éleves insulaires, je constate que peu de jeunes le parlent avec aisance. Enfin et surlout, le problème de la pratique de la langue corse se pose pour les généra tions nées en dehors de l'île qui n'ont eut l'occasion de voir leurs parents dialoguer en corse qu'a de rares occasions... A mon sens, la pratique de la langue corse est un critère objectif important de l'appartenance à la commu nauté corse, sans toutefois etre une condition sine qua non.
- Le patronyme corse : La force déterminante du nom ? : Avoir un patronyme a consonance corse est-il un facteur important dans le fait de se revendiquer wmme Corse aujourd'hui ? Cette idee que le nom a une influence sur la personnal-lté a déjà éte évoquee par le psychologue Steckel dans son exposé La contrainte du nom au debut de ce siède. Par de multiples exemples, il a en effet demontré que le nom agit assez fréquemment d~une maniere déten~i nante sur la personnalite de celui qui le porte. Ainsi, un "Pozo di Borgo" ou un "d'Omano" auraient plus de predis positions à s'ammmer comme Corse qu'un "Durand", pour tant lui aussi né de parents corses. Restreindre le fait d'être Corse à ce simple facteur est dangereux. Tout d'abord parce qu'il n'y a que tres peu de noms de famille typiquement corses. Ainsi retrouve-t-on en Italie la quasi-totalité des patronymes de I île. ~autre part le nom de famille se transmettant par le père, de nombreux individus vivant sur le Continent dont le grand père etait Corse ont un nom à wnsonance wrse sans pour autant y avoir encore des liens. A l'inverse, et c'est mon cas, beaucoup on un nom ~pinzutu' alors que leur mere est corse et qu'eux mêmes se sentent Corses. Restreindre l'identité corse au patronyme est extrememem reouc~eur:- ce serait par exemple faire fi d'une grande partie de l'élite politique de la diaspora corse (Midhel Charasse, Alain Savary, François Léotardj Michel Mouillot, Alain Griotteray, - etc.~. Je dois toutefois édairer ces propos de mon expéri ence personnelle. Nul doute que de nombreux insulaires conferent au patronyme une importance symbolique de premier ordre. Ainsi, le signe le plus tangible de mon intégraUon au sein de mon "paese", fut le jour où l'on cessa de m'y appeler "Bemabéu" pour y préférer le nom corse de ma mère "Casanova". Je devenais, par là même, dans l'esprit de mes "paisani", le descendant de mes ancêtres qui avaient vécu au village.
Une définition de la communaute wrse sur des
critères uniquement objectifs me semble particulièrement
dangereuse. Certes, la pratique de la langue corse ou le port d'un patronyme
à consonance corse sont des critères qui suff isent à
définir celui qui est corse de celui qui ne l'est pas. Cepen dant
dans le cas de la très grande dispersion des Corses hors de leur
lle, des éléments plus subjectifs doivent etre envisagés.
L'identité corse à la confluence de multiples éléments
subjectifs
A la définition ethnique de l'identité
corse que je viens d'évoquer et qui ne me satisfait pas du
tout, je préfère une vision plus romantique, fondée
sur des critères beaucoup moins explicites et pourtant tres prégnants.
- La prise de conscience corse, fruit de l'exil :C'est incontestablement dans le rapport a autrui que le Corse ressent sa spécificné~ ll est fort intéressant de rap peler que les premiers mouvements nationalistes contem porains ne sont pas apparus en Corse mais sur le Conti nent, affirmer loin de l'île sa "oorsitude~ étant plus évident Certes bs jeunes insulaires arrivann sur le Continent y découvraient une France prospère, contrastant avec I'image de la Corse économiquement moribonde, mais surtout dégages des pesanteurs sociologiques leur liberté d'analyse les renforçait dans l'idée qu'il fallait défendre et promouvoir leur spécificité. C'est ce que le leader au tonomiste Edmond Simeoni m'a confié, à l'occasion d'une entrevue: ~Comme tous /es jeunes de wngt, vingt et un ans, jbvais toujou~s vécu id. J~A n'avais iamais voyagé. A l'époque 1~ corsitude on ne /'exa/bit pas pour /a ~aison simple gu'e/k était omniprésente. J'étais naturellement bi/ingu~A, au wlbge on ne parlait que cor~e, /e français on le parJadt a l'écoh. Quand Je suis amvé là-bas sur le Continent, a Ma sei/Je, pour faire mes études de médecine, j'ai percu b différence: ici on ne pouvad pas la pencevoir, puisque c'était un rni/ieu homogène et corse2.
- L'attachement au "paese": lien primordial du
Corse: L'identité corse se caracterise très souvent par
un attachement visceral a un village. Dans l'absoluj-chaque Corse entretient
sa maison familiale au village et possède une partie du sol, ce
qui morcelle consid~rablement la propriété, puisqu'un individu
qui vend sa terre est consideré comme déshonoré3.
Les 364 ~paesi~ corses (et quelques 66 ~pievi~, sortes de micro regions)
ne sont pas seulement-des entités géo~raphiques, ils se conçoivent
avant tout en termes de relations sociales. Sur les 1,5 millions de touristes
qui ont visité l'ile au cours de l'année 1996, un tiers y
avait des attaches familiales ! Un Corse attaché a son vilbge se
doit d'être présent lors de la fête patronale (qui mêle
religion et tradition), à I'occasion de la Toussaint ou de Pâques,
des mariages et beaucoup plus souvent hélas des enterrements. Les
Corses ne reviennent pas qu'épisodiquernent dans l~le: beaucoup
rêvent à leur retraite, d'autres après leur mort souhaitent
reposer parmi les leurs. Un lien inalienable unit donc ces hommes et ces
femmes à la Corse et pourtant qui pourrait le quantifier, le définir
par des critères objectifs ?
Le complexe de Janus
L'identité corse, est, je crois, une conception
difficile ment appréciable en des termes globalisants: il s'agit
d'une maturation personnelle relevant de la construction iden titaire de
chaque individu. Aborder ce phénomène dans sa globalite,
par le biais d'une définition sur des critères objectifs
de "qui est Corse" m'appara7t très dangereux. Cette tentation parFois
exprimée par les nationalistes les plus extrémistes, exdut
bon nombre d'individus se sentant Corses, mais ne parlant pas la langue
ou n'ayant ni patronyrne, ni ascendants corses. C'est bien évidemment
la voie ouverte a la xénophobie. Pour ma part je ne suis pas sûr
qu'un jeune d'origine marocaine ayant grandit en Corse ne soit pas plus
corse que moi, qui vis sur le Continent. Ce constat m'oblige en guise de
conclusion à re poser les termes de cette reflexion sur mon identité
de la sorte: comment suis-je Corse à Paris ? Pour résoudre
ce dilemme, j'en appelle à la mythologie romaine, et plus particulièrement
au Dieu Janus, gardien des portes du temple qui surveillait à la
fois les entrées et les sorties. Janus était representé
avec deux profils différents, regardant à la fois le dedans
et le dehors ! Je crois que cohabitent en moi deux cultures, une francaise
et une corse, qu'elles sont si imbfiquées que je ne saurais dire
dans quelle proportion je suis plus l'un que l'autre.
Emmanuel Bernabéu -Casanova