Le Monde et la Corse, les liaisons dangereuses
 
 
 
 

    Via diverses tribunes, un étrange débat síest engagé entre Jean-Pierre Chevènement et Jean-Marie Colombani. Ainsi, le 14 novembre dernier, à líoccasion des " Trois heures pour la Corse dans la République ", grande messe organisée par le Mouvement Des Citoyens, les accusations de líancien ministre de líIntérieur à líencontre du directeur du quotidien Le Monde fusèrent. Quelques jours plus tard, Jean-Pierre Chevènement pouvait préciser son propos dans une pleine page du Monde : " Je míétais, à vrai dire, ému de voir Le Monde divulguer, le 3 février 1999, sur la base díune indiscrétion coupable, la presque totalité de líenquête menée sur líassassinat du préfte Erignac, au risque díen compromettre líaboutissement. Je míétais également inquiété de voir ce grand journal offrir cette année à deux reprises une tribune aux clandestins, relayant ainsi leurs menaces ".

    Rien díétonnant que Le Monde offre ses colonnes pour se faire flageller : la couverture médiatique du " dossier corse " par ce journal repose notamment sur le principe que les pages horizons-débats sont ouvertes à tous de Michel Rocard à Jean-Guy Talamoni et donc bien évidemment à Jean-Pierre Chevènement. Ce choix de la pluralité est un excellent alibi : il permet de masquer des choix très contestables en matière díinformation.

    Líobjectivité du Monde dans sa manière de couvrir le " dossier Corse " a souvent été mise en cause par des universitaires, des journalistes et même des nationalistes corses. En 1996 déjà, on pouvait lire dans un dossier du Canard Enchaîné consacré à la Corse : " Les articles que Codaccioni envoie au Monde comme correspondant sont jugés insidieusement favorables à une des factions nationalistes, la Cuncolta ". Cette analyse níavait rien de farfelu, parmi les nombreuses révélations de " Pour solde tout compte ", feu Jean-Michel Rossi y affirmait  : " Il y a dans tous les organes de presse des journalistes qui ont des sympathies ou des accointances avec des militants nationalistes de tous bords [...] Certains nationalistes ont eu des rapports particuliers avec la clandestinité ". Pour la géographe Marianne Lefevre, dans Géopolitique de la Corse : " Líanalyse des représentations du problème corse dans Le Monde durant les décennies 80 et 90 est très significative. La situation insulaire est régulièrement analysée durant les années 70 et 80 sous la plume de Laurent Greilsamer, Philippe Boggio, Daniel Schneidermann ou Danielle Rouard. Vers la fin des années 80, la signature de ces journalistes disparaît peu à peu, remplacée par celle díune majorité de correspondants du Monde díorigine corse et résidant dans líîle. Entre ces deux périodes, on peut noter des divergences díanalyse et désormais líabsence de discours critique ". Depuis peu, les journalistes chargés de couvrir la Corse ne sont plus exclusivement originaire de líîle, " les dérapages " demeurent toutefois particulièrement fréquents.

    Je ne reviendrai pas sur la ligne éditoriale du Monde pendant líenquête sur les assassins du Préfet Erignac : elle a déjà été largement évoquée dans les rapports du Sénat et de líAssemblée nationale. Aussi, concentrerai-je cette réflexion sur les épisodes les plus récents. Ainsi, le 8 février dernier, dans une interview accordée à Jacques Follorou, des représentants du FLNC-canal historique et du FLNC-5 mai 1996 revendiquèrent le double attentat diurne du 25 novembre 1999 contre les locaux de líURSSAF et de la DDE, qui fit 7 blessés. On pouvait alors lire dans Le Monde : " Ces deux attentats sont intervenus après la période Bonnet [...] il incombait aux clandestins díagir pour signifier à líEtat quíil était urgent de changer de politique " et quelques lignes plus loin " Yvan Colonna est un militant nationaliste de la première heure. La pureté de son engagement, comme celui de ses compagnons, quelle que soit la réalité des fait qui leurs son reprochés est incontestable. En ce sens ils méritent notre soutien ". Afin de justifier sa ligne éditoriale, la direction du journal précisait le même jour : " líensemble du mouvement nationaliste se veut partie prenante du processus de paix. Cíest ce qui explique que Le Monde ait décidé, dans une démarche inhabituelle, de donner la parole aux représentants de mouvements clandestins ".

    Ce choix díoffrir la parole à des clandestins níayant pas renoncé à la violence peut toujours síargumenter, mais en revanche, la couverture journalistique faite de líarrestation et de la mise en examen de Joseph Peraldi est nettement plus obscure. Ce responsable de Corsica Viva était vraissemblablement líun des interlocuteur clandestin qui avait accordé líinterview au Monde du 8 février. Le 3 mars 2000, Jacques Follourou titrait " Un dirigeant nationaliste revendique le double attentat díAjaccio  ", affirmation pour le moins surprenante. La vérité était que Joseph Peraldi incarcéré et dénoncé par ses complices, avoua alors aux policiers avoir fait exécuter le double attentat du 25 novembre 1999. La différence entre un aveu et une revendication semble alors échapper à líune des plus fines plumes de la presse quotidienne française... et une fois de plus le combat des clandestins corses en ressort idéalisé.

    La ligne éditoriale du Monde concernant la Corse síéclaire depuis peu, puisque son directeur síest enfin décidé à dévoiler son jeu. Dans son récent ouvrage Les Infortunes de la République, Jean-Marie Colombani " remonte au coeur du malaise politique contemporain et propose une certaine idée de la République : démocrate, plurielle et girondine ". Líinstrumentalisation du Monde dans cet ambitieux objectif de refonder la République par la résolution de la " question corse " devient dès lors logique. Allons un peu plus loin, Jean-Marie Colombani entretient avec Gabriel-Xavier Culioli, un ancien dirigeant nationaliste de líAccolta Naziunalista Corsa, des relations privilégiées. Ce níest un mystère pour personne, ce que Jean-Marie Colombani ne peut décemment exprimer dans Le Monde, Gabriel-Xavier Culioli a toute licence pour líécrire dans les pages Horizons-Débats en qualité " díécrivain corse ".

    Les excès de Monsieur Culioli sont aussi réguliers que ces contributions, dont voici quelques morceaux choisis : " Les socialistes français [...] mènent à leur manière, et toutes proportions gardées, leur petite guerre de Tchétchénie pour faire oublier les affaires qui frappent la classe politique française. Il faut oser aborder la question corse sous le seul angle qui nía encore jamais été traité : celui de sa dimension politique. Ce chemin a été trouvé en Nouvelle-Calédonie. les droits accordés aux peuples du Pacifique représentent peut-être une voie à explorer "; ou encore : " Aujourdíhui je déteste profondément ces Français pour qui la Corse est une sous-France dans tous les sens du terme [...] Il est désormais redevenu de bon ton dans les salons parisiens de casser du Corse comme hier on y cassait du juif [...]Tout comme hier , líEtat royal prenait pour boucs émissaires les juifs, les templiers, les cathares, les sorcières, les protestants ou les francs-maçons, la Sainte Inquisition républicaine a désigné les coupables du mal français : les Corses. La Sainte Alliance jacobine construit avec frénésie le bûcher de ses propres vanités pour y immoler la petite île rétive ".

    Le discours de Jean-Marie Colombani pourrait être débattu longuement, mais tel níest pas le propos. Je ne relèverai ici quíune seule affirmation qui me choque par son énormité et sa récurrence. Dans la préface de " Comprendre la Corse ", ouvrage de Jean-Louis Andréani, rédacteur en chef adjoint au Monde, Jean-Marie Colombani écrit : " Il níy a donc pas díautre de sortir de líimpasse que de faire confiance aux Corses, à ce peuple corse qui nía, pour líessentiel, nullement líintention de se séparer de la communauté nationale : car même le discours séparatiste reste un discours analogique. Jouer le jeu de líautonomie, telle quíelle est actuellement, et peut-être initier une vaste concertation, sur le modèle de ce qui a prévalu en Nouvelle Calédonie, permettrait de jeter les bases díune plate-forme minimale, politique, économique, sociale et culturelle, qui donnerait le sentiment díun nouveau départ ".

    Ce postulat de base selon lequel la Corse se trouverait dans une situation semblable à celle de la Nouvelle Calédonie à la fin des années quatre-vingt est absolument infondé. Díun point de vue historique, économique ou géopolitique on peut même parler díaberration... à moins de considérer que díune part les Corses ont été spoliés de leur terre, et de faire abstraction du fait que parmi les colons en Nouvelle Calédonie on comptait de nombreux Corses.

    Pour conclure, je souhaite préciser la teneur de ma réflexion. Díune part, je ne prends pas position contre Jean-Marie Colombani afin de créditer le discours de Jean-Pierre Chevènement. Sa position ultra-jacobine sur la " question corse " est non seulement archaïque, mais surtout ses incantations au " Peuple " à la " République " sont devenues lassantes. Díautre part, je ne prends pas position contre un homme, mais contre líusage que celui-ci fait du quotidien dont il a la direction. Je míétonne díailleurs de líabsence de contradiction au sein de cette institution à propos díun sujet aussi sensible. Seul le caricaturiste Plantu ose aller régulièrement contre la ligne éditoriale édictée, ce qui ne sera díailleurs pas du goût de Jean-Marie Colombani, qui écrira à ce propos : " Lorsque nous vîmes déferler la tempête menée nottamment par certains éditorialistes du Nouvel Observateur et de líExpress parmi lesquels Plantu [...] la stupeur fit place à la colère ". Enfin, cette analyse doit síinscrire dans une réflexion bien plus large à savoir, dans quelle mesure Le Monde influe-t-il sur líopinion publique et surtout jusquíoù les hommes politiques sont-il prêt à aller pour entrer dans la ligne éditoriale de ce qui était encore il y a peu une grand quotidien díinformation et qui se transforme en journal díopinion ? 
 
 

Emmanuel Bernabéu-Casanova
Avril 2001