La République française et lexception corse
Emmanuel Bernabéu-Casanova
Au cours de la dernière décennie, limage de la Corse sest considérablement dégradée dans lopinion publique. Cette petite île de la Méditerranée occidentale, dune superficie de 8680 km2, compte à peine 0,4 % de la population française pour 0,3 % du PIB national. Elle a toutefois une part dans lactualité sans commune mesure avec sa réalité géographique, démographique et économique. Attentats, assassinats, parades clandestines, incendies criminels, faillite des pouvoirs publics... faute de lisibilité, lopinion publique dans sa grande majorité considère que ces " histoires corses " ne concernent en définitive que les insulaires. Dès lors, comment sétonner si la formule de lancien Premier ministre Raymond Barre " Si les Corses veulent lindépendance, quils la prennent ", fait de plus en plus démules ?
Afin de restituer à la " question corse " sa véritable dimension, qui à mon sens concerne tous les citoyens, il convient de répondre à deux interrogations simples :
1/ Pourquoi existe-t-il un mouvement nationaliste violent et populaire depuis près de trente ans en Corse ?
2/ Qua fait jusquà présent lEtat français en Corse ?
Pourquoi existe-t-il un mouvement nationaliste violent et populaire depuis près de trente ans en Corse ?
Indépendamment de son caractère violent, le nationalisme corse est à ce jour bien implanté dans lîle. Ainsi en 1999, à loccasion des dernières élections à lAssemblée de Corse, A Cuncolta Indipendentista, formation proche du FLNC-Canal historique a réalisé 16,77% des suffrages exprimés, soit un peu plus de 20.000 voix. De plus le nationalisme corse ne se cantonne pas à une simple expression politique, il occupe également les premiers plans de la vie culturelle, associative et syndicale.
Un mouvement nationaliste fortement enraciné
Lhistoire du mouvement national corse ne se réduit pas aux trente dernières années, même si les événements dAléria, au mois daoût 1975 et la fondation, en 1976, du Fronte di Liberazione Naziunale di a Corsica (FLNC) sont des dates charnières.
Les référents historiques du nationalisme corse contemporain plongent leurs racines dans la lutte contre les peuples colonisateurs. Parmi eux, citons Sambucuccio dAlando, qui prit la tête de la grande révolte des Corses contre les Génois en 1358 ; Sampiero Corso, aventurier et mercenaire corse, qui souleva une partie du peuple insulaire de nouveau contre les Génois entre 1564 et 1567 ; et bien évidemment Pascal Paoli. Le " Babbu di a Patria " présida au destinée dune Corse indépendante, de 1755 à 1769.
Le mouvement nationaliste de lépoque contemporaine, qui sappuie sur ces figures mythiques, est en réalité le fruit dune prise de conscience qui date de la fin du 19ème siècle. Miroslav Hroch, dans Social Preconditions of National Revival in Europe , définit un processus dans lémergence des mouvements nationalistes dans lEurope du siècle dernier, qui éclaire parfaitement le cas corse. En effet, selon ce chercheur, un mouvement national traverse généralement trois époques : la " phase A ", qui se caractérise par la naissance dun intérêt pour la culture et le folklore de la minorité " opprimée " sans pour autant avoir de répercussions politiques. La " phase B " se distingue par lapparition dune minorité agissante, un petit groupe de militants, qui éveille la conscience nationale du peuple, afin de la porter sur le champ politique. La " phase C " enfin, est celle où le discours nationaliste est relayé par un nombre croissant de militants. Il connaît alors une diffusion de masse à travers toutes les couches du corps social.
Le mouvement nationaliste corse est entré au cours des années soixante-dix et quatre-vingt dans sa phase ultime, aussi est-il illusoire de penser que " labcès " va se résorber de lui même. Le précédent de lentre-deux-guerres ne confirme aucunement lhypothèse dune soudaine décrue. En effet, la revendication autonomiste corse actuelle est pour la première fois formulée en mars 1914 par Ghiacumu Santu Versini et Saveriu Paoli qui proclamèrent alors : " la Corse nest pas un département français, cest une nation vaincue qui va renaître ". En adoptant le slogan " lautonomie, voila le salut ", ils deviennent les pionniers du mouvement nationaliste corse. Après la Première guerre mondiale, lépopée de Petru Rocca confirme que le nationalisme corse connaît sa " phase B ". Lhebdomadaire A Muvra, publié pour la première fois à Paris en 1920, est le fer de lance de la revendication. Dès 1923, le Partitu Corsu dAzzione, devenu en 1927 le Partitu Corsu Autonomista, donne à la revendication nationale corse une tournure politique. Dérivant dangereusement vers les théories irrédentistes du régime mussolinien, Petru Rocca et ses quelques centaines daffidés seront balayés par une vague de nationalisme français. Le 4 décembre 1938, des dizaines de milliers de personnes défilent dans les rues de Bastia en faisant le serment de " Vivre et mourir Français ".
Si le nationalisme corse a pu être terrassé une première fois par un fort sentiment dappartenance à la République française, pourquoi ne pourrait-il pas lêtre une seconde fois ? Cette hypothèse un temps envisagée en haut lieu ne cadre pas avec la réalité. Le mouvement national corse dans lentre-deux-guerres nen était quà sa " phase B ", celle des pionniers. Le nationalisme corse actuel est, malgré ses errements et ses vicissitudes, dans la " phase C ", celle dune large diffusion de son idéologie.
Le mouvement nationaliste corse est aujourdhui dans lîle une force politique de premier ordre, qui se maintient après avoir traversé des heures sombres. Elle demeurera dans le futur, dautant que le chantier de la construction européenne est un magnifique tremplin pour ceux qui souhaitent promouvoir le droit des peuples au sein des Etats-nations.
Les cinq piliers du nationalisme corse
En dépit defforts récents, le nationalisme corse ne se présente pas comme une force unitaire, loin sen faut. Dès les années soixante et par la suite, le renouveau du sentiment national corse sappuie sur des individus aux sensibilités idéologiques diverses : certains, marxistes, font de la Corse un combat dans le droit fil des luttes démancipations contre lEtat colonial ; dautres prônent lapolitisme ; dautres encore sont clairement engagés à lextrême-droite. Plus tard, une véritable rupture opposera ceux qui pensent quil faut négocier avec lEtat : les autonomistes, et ceux qui pensent que la liberté ne sacquière pas avec des mots : les indépendantistes. Cette diversité idéologique peut choquer, elle fut toutefois dépassée pendant longtemps par un corpus nationaliste, que lon peut résumer en cinq points principaux.
- Le pilier ethnique : la défense du peuple corse. Suite à la perte de lAlgérie française et au non-respect des accords dEvian, la Corse devint une terre daccueil pour 17.000 rapatriés. Cette arrivée massive de population fut tout dabord accueillie avec bienveillance. LEtat français consentit alors aux nouveaux arrivants des aides : les Corses se sentirent lésés, même si la moitié des rapatriés avait des origines corses. Une véritable rivalité opposa alors nombre de Pieds-noirs et de Corses, notamment en matière agricole. Cependant, le mal était autrement plus profond. Le problème de la Corse des années soixante était avant tout démographique. Comparée aux autres îles de la Méditerranée occidentale, elle était, et est toujours, de loin la moins densément peuplée, notament à cause de son caractère montagneux. Et pour cause, depuis des générations, les Corses quittèrent leur île pour faire carrière sur le continent, mais depuis peu la Corse devient également une terre dimmigration. Le réveil de la conscience ethnique des Corses sappuie sur la crainte dêtre " bientôt " minoritaires dans leur île. La thématique du " peuple corse menacé de mort " fait florès dans les années soixante-dix, sous limpulsion des autonomistes. LEtat français est alors accusé davoir " froidement planifié " ce que les nationalistes appelèrent, sans retenue aucune, un " génocide ". Aussi, et cette conception est encore prégnante, la défense du peuple corse est avant tout une question de survie. Sa reconnaissance officielle simpose comme une priorité absolue.
- Le pilier culturel : la lutte pour la langue et la culture corse. Cette disparition possible du peuple corse était précédée dans lesprit des nationalistes dune perte progressive des valeurs et des principaux marqueurs identitaires. Au milieu des années cinquante, le souci de promouvoir la langue et la culture corse refait son apparition (Phase " A "). Au cours des années soixante-dix, la revendication de reconnaissance officielle de la langue corse prend de lampleur. Dans le même temps, des manifestations culturelles en langue corse, cinéma, théâtre, chants, etc. voient le jour. Cest dans cette effervescence que sinscrit le combat en faveur de la création dune université en Corse. Création qui dans la thématique nationaliste sapparente plutôt à une réouverture de luniversité fondée en 1764 par Pascal Paoli à Corté et fermée par le Roi de France en 1769. Si lUniversité de Corse existe depuis la rentrée 1982, lEtat français de tradition jacobine hésite encore à reconnaître dune manière officielle la langue corse par ailleurs fraichement normée. Dès lors, il deviendrait difficile de récuser lexistence dun peuple corse. Aussi, cette revendication demeure très forte, et les nationalistes persistent dans leur idée dun nécessaire enseignement obligatoire de la langue corse de la maternelle jusquà luniversité voire de la co-officialité du corse avec le français.
- Le pilier environnemental : le respect du patrimoine naturel corse. Parmi les facteurs qui permirent au sentiment national dinvestir la société corse, les préoccupations écologiques tinrent une bonne place. A plusieurs reprises, lécologie offrit des luttes unificatrices. Ainsi, dès 1960, la perspective de voir sinstaller en Corse un centre dexpérimentation nucléaire, destiné à pallier la perte du site de Reggane aux confins du Sahara soulève lhostilité. Plus tard, la lutte contre le déversement de " boues rouges " dans la mer Tyrrhénienne servira de nouveau la montée en puissance du nationalisme corse. Cest peut-être dans le cas de lexploitation touristique des potentialités de la Corse que cette sensibilité " écolo-nationaliste " est la plus constante. Dès 1971, le leader autonomiste Edmond Simeoni soppose à un projet touristique de grande ampleur programmé par lEtat, fort de sa politique de développement des côtes languedociennes. Lexploitation touristique de la Corse devient dès lors un sujet particulièrement sensible, sur lequel les indépendantistes du FLNC font valoir leur point de vue par de multiples attentats. Pour le sociologue Jean-Louis Fabiani, chercheur à lEHESS-Marseille : " Le tourisme est probablement le meilleur exemple dune conjonction entre les formes les plus violentes daction clandestine et lémergence dun consensus implicite autour du rejet de politiques de transformation radicale des usages du territoire. [...] Dans certains cas laction violente apparaît même comme le substitut des carences profondes de lEtat, particulièrement lorsquil sagit de détruire des constructions illégales ".
- Le pilier politique : la lutte contre le clan. Le nationalisme corse a pour essence de rompre avec la structure sociale et politique de la Corse traditionnelle. La modernisation de lîle a un ennemi : le clan. Cette entité peut être définie comme un maillage étroit qui enserre tous les habitants de lîle et toutes les activités. Indépendamment de toute considération idéologique, chaque famille, chaque individu est le client à léchelle de son village dun clan, personnifié par le chef local du partitu ou du contrapartitu. Eux-mêmes sont les clients du capipartitu dont lautorité sexerce à léchelle du canton, le capipartitu étant lui-même lié à lune des grandes familles insulaires, en étroite relation avec le pouvoir dEtat et les partis nationaux. En dehors du clan point de salut ! Cest le clan qui fournit une pension ou un emploi, en Corse ou ailleurs. Le clan qui se joue des étiquettes politiques se maintient depuis des siècles dans une société corse bloquée. Dès les années soixante, les nationalistes adoptent vis-à-vis du clan une position dhostilité, qui a peu évolué depuis. Dans les esprits des pionniers de la cause corse et dans ceux des générations suivantes, deux armes simposent contre le clan : lapplication ferme de la démocratie, ce qui suppose notamment la refonte des listes électorales et un statut dautonomie interne. Ces deux armes, les nationalistes les auront un temps en main, sans pour autant mettre à bas leur ennemi.
- Le pilier économique : la lutte contre le non-développement. Une représentation politique très forte vit le jour au cours des années cinquante dans lîle : la Corse aurait été délaissée par lEtat français. Lîle, faute dinitiative locale et dimpulsion étatique, ne propose pas de perpective aux jeunes générations, qui doivent continuer à émigrer pour faire carrière. Cest de cet " exil " que naquirent les premiers mouvements autonomistes, notamment depuis Paris. La jeunesse corse découvre alors la distance qui sépare léconomie traditionnelle corse de la France moderne. Lidée de " vivre et travailler au pays " fait son chemin en Corse, et petit à petit le non-développement de la Corse devient une réalité inacceptable. Au cours des décennies, les nationalistes corses nauront de cesse de réclamer la modernisation économique de la Corse. Cest à travers la revendication économique que lon perçoit le mieux le faisceau des idées nationalistes : le développement de la Corse doit se faire par et pour les Corses, notamment par la " corsisation des emplois " dans la fonction publique, dans le respect de leur culture, dans la préservation du cadre naturel et enfin il ne doit pas être asservi aux clans.
Le nationalisme corse sappuie donc sur une thématique relativement stable au cours des décennies. Ces cinq piliers du mouvement national corse sont plus que jamais dactualité. Ils constituent lessentiel des préoccupations exprimées par les nationalistes corses, au cours des tables rondes sur lavenir de la Corse organisées par Lionel Jospin à lHôtel Matignon. Mieux encore, les nationalistes se sont imposés comme les véritables pourvoyeurs didées. Leur discours gagne depuis des années en respectabilité. Cest ainsi que, le 26 mars 1999, Jean-Guy Talamoni, tête de liste des indépendantistes devint, à loccasion des élections territoriales, président de la Commission des affaires européennes de lAssemblée de Corse, grâce à la bienveillance de José Rossi, président de lexécutif et également à lépoque président du groupe parlementaire Démocratie Libérale à lAssemblée nationale. De plus, à droite comme à gauche, on nhésite plus à débattre des grands thèmes développés par le nationalisme (reconnnaissance du peuple corse, autonomie, co-officialité de la langue, etc.) alors que dans le même temps le recours à la violence reste un problème non résolu.
La violence est constitutive du nationalisme corse
Les Corses sont-ils plus violents que les autres ? Cette représentation est bien évidemment accréditée par les milliers dattentats et les centaines dassassinats, liés de près ou de loin au nationalisme corse ces trente dernières années. On peut facilement avancer des explications sociologiques, voire anthropologiques, à ce phénomène qui semble inhérent à la société corse. Les contes et légendes relatifs aux vendettas, aux " bandits dhonneur ", qui jusquau début du XXème siècle tenaient seul dans le maquis des compagnies entières de gendarmes en respect, sont remises au goût du jour. Pour autant, la pasion des armes, considérée comme un atavisme, peut-elle suffire à expliquer lampleur du problème actuel ?
Si la violence existe de fait dans la société corse, elle ne fait pas en cela exception aux autres cultures méditerranéennes. Aussi je pense que lon peut expliquer la spécificité de la violence politique en Corse par le fait quelle se soit imposée comme un vecteur de revendication, ayant bien souvent porté ses fruits. En effet, le recours à la violence est encore de rigueur dans lîle, car cest en utilisant la force que les nationalistes ont commencé à se faire entendre. Laction terroriste, le coup de force ne date pas de la création du FLNC en 1976. Dès 1965, des attentats isolés frappent les installations de la SOMIVAC. Cet organisme public chargé de mettre en valeur les potentialités agricoles corses est alors accusé de favoriser les rapatriés au détriment des Corses. Cependant, la force simpose véritablement comme un ultime recours en 1973, à loccasion de laffaire dite des " boues rouges ". La compagnie chimique italienne Montédison déversait alors régulièrement des résidus toxiques dans la mer Tyrrhénienne, occasionnant des dommages important à lécosystème marin. Un fort mouvement dopinion sorganise alors dans lîle, mais lEtat français, peu enclin à entrer en conflit avec son voisin transalpin, refuse dy prêter attention. Devant linaction des pouvoirs publics, un groupuscule dynamite en rade de Bastia un car-ferry dune compagnie italienne de navigation. Laffaire prend petit à petit une dimension internationale, et le 27 avril 1974, la Montédison est condamnée par une juridiction italienne. Cet attentat a donc légitimé le recours à la violence dans la société corse afin de pallier linaction de lEtat français.
Cest dans cette optique quil faut comprendre les événements dAléria du mois daoût 1975. Edmond Simeoni, médecin bastiais et leader autonomiste de lAzzione per a Rinascita Corsa (ARC), décide, avec lapprobation de milliers de militants, de mener un coup de force afin de dénoncer le scandale des vins surchaptalisés. Cette affaire était considérée par les nationalistes corses comme le symbole de la politique de favoritisme menée par lEtat à légard des rapatriés dAlgérie. Le 21 août, Edmond Simeoni et sept militants armés de fusils de chasse investissent près dAléria, en Plaine orientale, la cave viticole dun " Pied-noir ", dont lexploitation se trouve au coeur du scandale. Pensée avant tout comme un coup médiatique, afin de sensibiliser lopinion française, cette action dégénère. Le lendemain, deux gendarmes sont tués lors dune tentative dassaut tandis que lon compte de part et dautres de nombreux blessés. La dissolution en Conseil des ministres de lARC entraîne de nouveau un affrontement : dans la nuit du 27 au 28 août 1975, un CRS est tué à Bastia au cours dune nuit démeute.
La Corse entre alors de plain-pied dans lengrenage de la violence. Un sondage, réalisé par la SOFRES à la demande du Nouvel-Observateur, offre un aperçu de l'opinion corse quelques jours après le drame. Six cent personnes, toutes d'origines corses et domiciliés dans 1île sont en effet interrogées entre le 28 et le 30 août 1975. Les résultats sont accablant pour le pouvoir : 59 % des enquêtés s'attendaient à une explosion de mécontentement ; 62 % des personnes interrogées pensent que l'action de l'ARC à Aléria était justifiée au départ ; pour 60 % d'entre-eux, la responsabilité du sang versé incombe en premier lieu au gouvernement qui a refusé de négocier. Enfin et surtout, 52 % des enquêtés accordent de la sympathie au mouvement des frères Simeoni et estiment que ce que fait l'ARC est bon pour la Corse. Cest sur ce fondement de solidarité du peuple corse envers les autonomistes de lARC, que la revendication corse va se radicaliser. Dans la nuit du 4 au 5 mai 1976, vingt attentats sont perpétrés en Corse, mais également à Marseille, Nice et Paris. Cette " nuit bleue " annonce la création du FLNC, regroupant dans une structure unique les différentes organisations clandestines qui sexprimaient depuis deux ans. En rupture avec les autonomistes, qui ne considéraient la violence que comme un ultime recours, les indépendantistes adoptent une structure militaire, apte à mener la guérilla contre lEtat Français. Le FLNC dénonce à loccasion de ses actions clandestines " lEtat colonial " et sérige en justicier, défenseur du peuple corse, notamment en matière de constructions touristiques. Jouant habilement du cycle provocation-répression, les indépendantistes vont bénéficier pendant de longues années de la solidarité dune proportion importante des Corses. Les errements de lEtat en Corse, qui engage à la fin des années soixante-dix une " sale guerre " (épisode du groupuscule terroriste FRANCIA, formé par des " barbouzes " du SAC), renforce encore le sentiment national corse.
La violence apparaît donc, au cours des années soixante-dix, comme un recours légitime pour une partie des Corses. Même les dérives les plus sanglantes des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix ne changeront pas cette donne, car dans les faits, les revendications nationalistes ne seront prises en compte quaprès les effusions de sang. La création de lUniversité de Corse, le Statut particulier de la Corse de 1982 révisé en 1991, la Zone franche adoptée le 6décembre 1996... autant de réalisations qui interviennent comme la réponse des pouvoirs publics à la violence. Le " processus de Matignon " engagé le 13 décembre 1999, est également à une réponse politique offerte par Lionel Jospin au double attentat perpétré en plein jour contre des bâtiment publics le 25 novembre 1999...
Le mouvement national corse, éclaté en diverses factions, tente aujourdhui de se recomposer. Le renoncement à la violence simpose comme le préalable à la constitution très hypothétique dune structure unitaire. Cependant, la tradition de la lutte armée subsiste chez la frange la plus extrémiste, comme en témoigne lassassinat du Préfet Claude Erignac et tant dautres crimes.
Malgré ses excès, le nationalisme corse, même dans son expression la plus violente, demeure et demeurera une force politique de premier rang en Corse. Pour sen convaincre, il suffit de voir les nombreux jeunes insulaires qui saffichent avec le " ribellu ". Ce personnage stylisé représente le clandestin du FLNC armé de sa Kalachnikov. Pour une génération de jeunes Corses, ce symbole de lutte simpose comme un repère, plus sociologique quidéologique, dans une société en perte de repère où pour certains largent est si facile.
Si le nationalisme corse, même violent, a su simposer comme une force politique denvergure en Corse, cest notamment en vertu de son discours simple, de plus en plus relayé dans les sphères politiques de droite comme de gauche. Cest également parce quil a réussi à rendre lEtat français illégitime aux yeux des insulaires (à loccasion des événements dAléria ou plus tard par la politique de reprise en main sévère menée par le Préfet Bonnet) et même parfois illégal (recours au terrorisme par le biais du groupuscule FRANCIA, affaire de la paillotte " Chez Francis ").
Qua fait jusquà présent lEtat français en Corse ?
Dans la nuit du 12 janvier 1996, à proximité du petit village de Tralunca, des centaines de " clandestins " se réunissent pour une conférence de presse dans le maquis. Le nombre des indépendantistes tout comme leur armement est impressionnant : fusils dassauts uzi israélien, Famas de larmée française, Kalachnikov russe, M 16 américain et autres armes anglaises, chinoises, tchécoslovaques, etc. Les forces de lordre sont interloquées par lampleur de cette parade militaire. Impuissantes, elles apprennent que cette manifestation a laval du ministre de lIntérieur, Jean-Louis Debré. Ce dernier espère que le FLNC canal historique va appeler au dépôt des armes, et ainsi favoriser le climat de sa visite dans lîle qui débute le lendemain. Cet événement est la preuve la plus flagrante de la duplicité, ou de la compromission, de lEtat français en Corse. En effet, pourquoi lEtat accepte-t-il en Corse ce qui partout ailleurs serait sévèrement condamné ?
La diaspora corse fait-elle la politique de lEtat français en Corse ?
Un fantasme parcourt souvent lopinion publique française lorsquil sagit dexpliquer le laisser-aller manifeste en Corse. La surreprésentation des Corses dans les sphères de la haute-administration et de la politique est souvent évoquée implicitement pour expliquer ce phénomène. En effet, la diaspora corse, qui est sans doute deux ou trois fois plus nombreuse que la population résidant en Corse, détient en permanence certains leviers du pouvoir politique et administratif. Il suffit de recenser le nombre de Corses dans la police, dans la justice ou encore la multitude délus dorigine corse à Paris, dans les Hauts-de-Seine ou en région PACA, pour sen convaincre. Toutefois, il ne faut pas surestimer la légendaire solidarité entre Corses. A lexception de Charles Pasqua, aucun homme politique dorigine corse na vraiment le désir de se mêler des affaires insulaires. Lancien ministre de lIntérieur est aujourdhui le seul à développer une véritable politique en " faveur " de la Corse. Pour se faire, il sappuie sur de puissants réseaux corses dans lîle et à travers le monde. Cette pratique nest pas sans rappeler la mainmise de certains élus de la Corse, tel Emmanuel Arène, qui à partir de 1890 et depuis Paris, dirigeait lîle. Cependant si le rôle des Corses de la diaspora peut être une clé de compréhension du problème corse, il ne faut pas le surévaluer. La grande majorité des élus dorigine corse, qui se réunissaient jusquà il y a peu au sein de " lAmicale des parlementaires et membres du Conseil économique et social dorigine corse " nentretiennent avec lîle quun lien affectif. La complexité du dossier corse les dissuadant de sen mêler. De plus, ainsi que la écrit le sociologue José Gil : " Ceux qui détiennent le pouvoir ont totalement intériorisé la loi française, tandis que celui qui nen est que lagent mineur garde une distance qui peut facilement se manifester lorsquil se retrouve dans son île ". Enfin, faire porter la responsabilité de la politique de lEtat français dans lîle aux seuls Corses de la diaspora signifie faire bien peu de cas de la théorie des contre-pouvoirs qui caractérise pourtant le régime démocratique.
Clans corses-Etat français, un accord tacite remis provisoirement en cause par les nationalistes
La " question corse " séclaire à la lecture du Prince de Machiavel. Dans cet ouvrage rédigé au début du XVIème siècle, il est écrit : " Quand les pays qui sacquièrent, comme jai dit, sont accoutumés de vivre sous leurs lois et en liberté, il y a trois manières de sy maintenir : la première est de les détruire ; lautre dy aller demeurer en personne, la troisième est de les laisser vivre selon leurs lois, en tirant tribut, après y avoir établi un gouvernement de peu de gens qui les conserve en amitié ".
La Corse indépendante en 1755, conquise en 1769 par les armées du Roi Louis XV, manifestera à plusieurs reprises son souhait dêtre rattachée à la France révolutionnaire. Pascal Paoli, héros de lindépendance, est élu député à lAssemblée constituante. La Corse envoie une délégation à la fête de la fédération du 14 juillet 1790, célébrée depuis chaque année comme le symbole de lunité nationale. Au cours du 19ème siècle, la Corse reste en marge de la France. Les liaisons maritimes sont peu nombreuses et les révoltes courantes. Napoléon III, bien plus que son ancêtre Napoléon Ier, octroie de nombreux postes de la haute administration à des Corses. Ce nest finalement que la Troisième République qui tentera dintégrer la Corse à la France. Ce projet ambitieux vise à soumettre une terre soupçonnée de bonapartisme. Afin de mener à bien son entreprise, lEtat français décide de trouver des relais locaux à lexercice de son pouvoir. La société corse dalors na pas changé depuis des siècles, léconomie pastorale est conforme à la géographie de lîle : les échanges entre les différentes vallées ne sont pas aisés, aussi il faut privilégier lautosubsistance. Le principal lien qui unit les Corses, au delà de la culture et de la langue, est le système économique, social et politique. La société corse est cloisonnée. La famille, le village, le canton, la vallée, etc. chaque échelon est subordonné à lappartenance à un clan. Pour contrôler la Corse, lEtat français doit donc sappuyer sur cette structure atypique.
Pendant près dun siècle, laccord tacite qui unit les clans corses à lEtat français satisfait les différentes parties. En effet, les Corses ne manifestent sur cette période que très peu de velléités indépendantistes. Mieux encore, ils donnent des témoignages de leur fidélité à la France aux moments les plus tragiques de lhistoire contemporaine. Lors de la Première Guerre mondiale, les Corses participent activement au combat. Le tribu payé en vies humaines est, proportionnellement, lun des plus lourds de toute les régions françaises. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, lhéroïsme de la résistance corse permet la libération de lîle dès le mois de septembre 1943. Premier département " métropolitain " délivré du joug fasciste et nazi, les Corses sinvestiront massivement dans la libération de la France. Sur le long terme enfin, ladhésion des insulaires à la République française fut incomparable dans les conquêtes coloniales. En Afrique, en Amérique, en Asie, en Océanie, les Corses sont partout les fers de lance de lEmpire français. Des témoignages éloquents en font état. Ainsi, le maréchal Gallieni (1849-1916) déclara en passant des troupes en revue : " La colonisation aurait été impossible sans les Corses ". Le général Gouraud (1867-1946), qui servit au Soudan, au Maroc puis en Syrie, renchérira : " Il n'y a sans les Corses, ni Coloniale ni colonies ". Enfin Albert Sarraut (1872-1962), ministre des Colonies, affirma plein d'emphase : " Les Corses forment en grande partie l'armature splendide et forte de la France lointaine... Aux tropiques comme aux antipodes, les Corses servent magnifiquement leur pays ".
Pour leur part, les clans corses bénéficieront pleinement de leur alliance avec la République française. Pour sen convaincre, il suffit de dresser larbre généalogique dun dentre-eux. A loccasion des élections de 1849, Denis Gavini devint représentant de la Corse à lAssemblée législative. Dès lors, et sans discontinué jusquen 1923, la famille Gavini fut représentée aux différentes assemblées. A cette date, le clan resta sans héritier. Le relais passa alors à un neveu par alliance, François Pietri, issu également dune famille de renom, ayant fourni à trois reprises des parlementaires. Gravement compromis dans la collaboration, ce dernier transmit son siège de député à son cousin germain, Jacques Gavini. Une nouvelle fois sans descendance directe, le clan se ressourça parmi les cousins par alliance. En 1962, Jean-Paul de Rocca-Serra, dont le père Camille avait été également député, fut élu pour la première fois, puis régulièrement jusquà sa mort en 1998. Dautres exemples pourraient confirmer lidée que les clans ont su préserver des intérêts communs avec lEtat français.
Pour perdurer, le clan utilise deux ressorts en accord avec lEtat français. Dune part, la possibilité de sassurer de la fidélité des siens en offrant des pensions ou des emplois. Pour Francis Pomponi, l'impiegho, lemploi au service de lEtat, est au coeur des préoccupations corses depuis des siècles. Dautre part, le clan contrôle les élections, par un recours immodéré à la fraude. Les élections en Corse ont longtemps été, et sont encore pour partie, une véritable mascarade, dévoyant ouvertement tous les idéaux démocratiques.
Laccord tacite entre lEtat français et les clans assura donc pendant près dun siècle la stabilité de la Corse, dans le maintien des structures traditionnelles. Lémergence du nationalisme corse, dans les années soixante, se fait en partie en réaction contre cette société bloquée. Le risque est alors grand de voir lédifice politique ancestral emporté par la contestation. Quaurait conseillé Machiavel en pareille situation ? Sans doute daffaiblir le nouvel interlocuteur en jouant de ses divisions, puis en dernier recours, sil savère persistant, de lui offrir une place dans le système.
Nous lavons vu précédemment, le nationalisme corse est dans son origine une mouvance soumise à de profondes divisions. LEtat français na pas eu à créer les scissions, il a su les gérer à son avantage. La rivalité entre autonomistes et indépendantistes sert dans un premier temps ses intérêts. La période de négociations entre les pouvoirs publics et les clandestins correspond curieusement à léclatement du FLNC, puis au début de la guerre entre factions rivales. Pour être en situation de force à la table des négociations, les nationalistes corses sentre-tuent. Une fois de plus, " la révolution dévore ses enfants " et cest peu de dire que lEtat français ne fait rien pour len empêcher.
Puisque le nationalisme corse, même divisé et en dépit dune violence effrénée, reste une force politique sur léchiquier corse, il faut se résoudre à lui faire intégrer le système déjà existant. Cest lEtat français qui a autorisé la société Bastia Sécurita, proche du FLNC-Canal Historique, à assurer le quasi-monopole des transports de fonds dans lîle. Les pouvoirs publics ont longtemps feint de ne pas voir que le Sporting Club Bastiais était devenu une officine de ce même FLNC-Canal historique. Le drame de Furiani, le 5 mai 1992 a levé le voile sur certaines malversations financières. Cest lEtat qui autorise les parades clandestines armées et combien dautres arrangements.
Les analystes de la Corse parlent dune reproduction de la logique de clan parmi les nationalistes. Derrière ces mots se cache une réalité : ceux qui sont aujourdhui intégrés dans le système ont à présent intérêt à cesser la lutte afin de profiter de leurs positions politiques ou de leurs investissements économiques. Dans le même temps, depuis lassassinat du Préfet Claude Erignac, la nouvelle ligne directrice pour la Corse semble être linstauration de lEtat de droit. Le gouvernement a-t-il véritablement les moyens de sa politique ?
De linstauration de létat de droit en Corse
La société corse est dans un état avancé de déliquescence. Lanomie gagne de jour en jour, car la norme française nest plus appliquée. Ainsi en témoignent, à diverses échelles, les homicides non élucidés, les prêts agricoles accordés à tour de bras, les primes à la vache attribuées sans fondement, le non respect de la législation sur les armes, du code de lurbanisme, du code de la route... A présent, le gouvernement a-t-il véritablement les moyens dinstaurer lEtat de droit en Corse ? Un bref regard sur les différentes politiques menées en Corse par les responsables politique depuis lémergence du nationalisme permet den douter.
Entre la fin des années soixante et jusquen 1975, lEtat français ne croit pas à lémergence du sentiment national corse. Pourtant le nationalisme suit son chemin : les manifestations rassemblent de plus en plus de Corses et la violence fait son apparition.
Suite aux événements dAléria et jusquen 1981, lEtat prend conscience du malaise et décide de mener une vigoureuse répression. Cest lépoque où les nationalistes sont traduits devant la Cour de Sûreté de lEtat, tandis quen parallèle une " sale guerre " sengage par le biais du groupuscule FRANCIA. Cette politique répressive saccompagne de modestes avancées, certaines futiles (la bi-départementalisation), dautres durables (création de luniversité de Corse à Corté).
Larrivée au pouvoir de François Mitterrand suscite en Corse un véritable espoir. La tendance est alors de rompre avec le tout répressif (suppression de la Cour de Sûreté de lEtat, amnistie pour les " prisonniers politiques ", etc.) et doffrir une avancée institutionnelle au problème corse (Statut de la Corse de 1982).
Dès 1983, lhypothèse dune solution politique au problème corse séloigne. La nomination de Robert Broussard, spécialiste du grand banditisme, au poste de préfet de police de Corse, marque un retour à une politique de fermeté. En 1986, la cohabitation entre le président de la République François Mitterrand et son Premier ministre Jacques Chirac amène Charles Pasqua au pouvoir. Ce Corse de la diaspora ne montre alors aucune sympathie vis-à-vis de la revendication nationaliste. En Corse comme ailleurs, il faut alors, selon la formule devenue célèbre, " terroriser les terroristes ". Dans le même temps les avancées politiques promises par le statut de 1982 sont en échec, le clan ayant pris le dessus sur les nationalistes corses trop divisés.
A partir de 1988, une nouvelle phase de détente sengage. Les ministres de lIntérieur, aussi bien de gauche, Pierre Joxe, que de droite, Charles Pasqua et Jean Louis Debré, sont alors persuadés quil faut négocier avec les nationalistes corses, fussent-ils terroristes. Les urnes semblent confirmer cette position : en 1992, la mouvance nationaliste corse réalise 25% des voix.
Las des attentats et des parades clandestines ayant laval des pouvoirs publics, Alain Juppé décide à partir de 1996 de durcir sa position. Lassassinat du Préfet Claude Erignac, le 6 février 1998, rend à-priori caduc lespoir dune solution négociée. LEtat souhaite renouer avec une politique de fermeté. Les langues se délient, les dossiers souvrent sous la pression de multiples rapports, les arrestations se multiplient. La politique de lEtat de droit en Corse est alors le maître mot, mais la résistance de certains acteurs locaux pousse le premier représentant de lEtat à la faute.
Suite aux déboires du Préfet Bernard Bonnet, au cours de lannée 1999, Lionel Jospin se ravise et ne tarde pas à ouvrir des négociations avec lensemble des élus de lîle. Les discussions qui mènent aux accords de Matignon se font alors que crimes et attentats se poursuivent, larrêt de la violence nétant pas le préalable indispensable à la discussion.
Ainsi donc, en moins de trente ans les gouvernements, qui se sont succédés, ont alterné les phases de répression et de détente. Quest-ce qui garantie que la dernière ligne politique en date, cest-à-dire celle de la concertation menant vers lautonomie, réussira mieux que les précédentes ? Un problème majeur se pose désormais, celui de linertie dans lexercice du pouvoir ; comment faire comprendre à une population toute entière que ce qui était jusquà présent autorisé est désormais interdit ? Que faire des individus avec qui lEtat a entretenu des relations troubles ? Est-il véritablement possible de tourner une fois pour toute la page, ou doit-on saccommoder de certains arrangements ? Une question de fond est également sous-jacente, et elle ne concerne pas uniquement les Corses, ceux qui vivent dans lîle et ceux de la diaspora, mais bien tous les Français. Qui finalement est le plus coupable de la situation aujourdhui critique, le citoyen qui enfreint des lois qui ne sont plus appliquées ou lEtat qui a délibérément considéré la Corse comme en dehors de la République ?