Jeux de pouvoir autour d’un feu de paillote

 

 

 

 

 

 

Isabelle Sécher, Emmanuel Bernabéu-Casanova

 

 

 

 

 

 

 

Au cours du printemps 1999, la vie politique française fut secouée par une affaire ubuesque, celle des gendarmes du Groupe de Pelotons de Sécurité (GPS) qui mirent le feu à un établissement de plage en Corse. Cet épisode, relayé par les médias, devint le symbole tout à la fois de la faillite personnelle d’un homme, le Préfet Bernard Bonnet, et d’une certaine politique de l’Etat français en Corse. Avec le recul nécessaire, il convient de revenir sur cet événement qui fut le prétexte à d’intenses jeux de pouvoir politique, bureaucratique et médiatique.

En effet, cette affaire dite de " la paillote " a été instrumentalisée au profit de pratiques de pure politique. Dans cette logique, les rapport parlementaires, rendus publics le 10 novembre 1999, celui du Sénat La sécurité en Corse un devoir pour la République et celui de l ’Assemblée nationale La sécurité : un droit pour les Corses, un devoir pour l’Etat tinrent un rôle majeur.

La Corse est certes depuis deux siècles, au centre de nombreux rapports parlementaires ou administratifs, mais au cours des années quatre-vingt-dix la production a été particulièrement intense. La situation économique politique et sociale de l’île étant particulièrement dégradée, l’Assemblé nationale décida de confier une mission d’information au député Oudin en 1994 puis au député Henri Cuq en 1996. En raison de l’assassinat du préfet Claude Erignac, le 6 février 1998, le rapport Cuq avorta. Ce crime suscita la création d’une commission d’enquête. Le rapport Glavany, rendu public en septembre 1998, fit l’unanimité des députés membres de cette commission, alors même qu’il mettait en cause la responsabilité de l’Etat dans la dérive de la société corse.

Les deux rapports que nous allons étudier diffèrent des précédents dans la mesure où les commissions d’enquête ont été constituées dans un contexte de lutte politique intense. Ainsi s’agit-il pour nous de montrer comment une affaire aussi rocambolesque que celle de la paillote " Chez Francis " devint l’épicentre d’un complexe jeu politique, auquel s’articula rapidement un jeu bureaucratique, s’exerçant entre les différentes administrations ministérielles ainsi qu’entre la police et la gendarmerie. Pour analyser ce phénomène nous nous aiderons des travaux de Murray Edelmann, et plus particulièrement de son étude du discours politique, afin d’appréhender les représentations antagonistes des différents acteurs. Enfin, nous étudierons comment le discours et les propos des rapports ont dramatisé les informations recueillies dans un souci de plus large diffusion médiatique.

 

Un contexte de jeu politique intense : l’affaire de la paillote est-elle une affaire d’Etat ?

 

Lorsqu’éclate l’affaire de la paillote, l’attitude du Président de la République est particulièrement réservée. Alors que l’opposition fait feu de tout bois et accuse Matignon d’avoir un " cabinet noir ", Jacques Chirac n’entend pas intervenir directement, observant ainsi son devoir de réserve. Mais surtout, il peut à juste titre craindre un retour de bâton dans cette affaire, notamment à cause de la politique menée en Corse par Jean-Louis Debré, le précédent ministre de l’Intérieur, qui autorisa par exemple une conférence de presse en arme du FLNC-Canal historique, le 12 janvier 1996.

La réserve présidentielle confirme la sensibilité du dossier corse. C’est donc aux parlementaires que va revenir l’initiative d’exploiter politiquement cet événement. La responsabilité politique se pose aujourd’hui en ces termes : la Ve République étant dans sa phase post-gaulienne, un ministre mis sur la sellette ne démissionne pas obligatoirement. Aussi, il ne reste à l’opposition que les armes modestes de la commission d’enquête et de la motion de censure.

 

Le gouvernement pris dans la tourmente

 

Le 26 mai 1999, la motion de censure à l’encontre du gouvernement échoue à 45 voix près, seulement 252 députés ayant voté pour. La majorité parlementaire étant de gauche, cette motion de censure déposée par les parlementaires de droite aurait du rallier à elle d’improbables dissidents de gauche. Il faut dire qu’à quelques heures du vote, l'arrestation des assassins du préfet Erignac, à l’exception du tueur présumé Yvan Colonna, tomba à point nommé.

Du côté des groupes parlementaires de l'opposition, l'entente n'a pas été parfaite. Juste après la révélation de l'affaire de la paillote, l’UDF a lancé le processus de la motion de censure. Or les cadres du RPR auraient souhaité attendre des détails sur l’affaire qui auraient davantage mis en cause le gouvernement.

Dans son ouvrage Corse, l’Etat bafoué, Jacques Follorou, journaliste au quotidien Le Monde, retrace la défense du Premier ministre : "  L'hémicycle au grand complet gronde, la droite fustige le gouvernement pour son aveuglement et exige des explications sur cet événement sans précédent. Des seconds couteaux lancent des " Démission ! " à tue-tête. Le Premier ministre doit réagir avec d'autant plus de circonspection qu'une semaine auparavant il n'a pas mesuré l'ampleur de la crise […]. Cette fois-ci, un préfet est en garde-à-vue. Il annonce d'emblée la dissolution du GPS et assure qu'aucun membre du gouvernement ou de son propre cabinet n'a donné la moindre instruction, ni reçu la moindre information concernant cette action criminelle et fautive avant qu'elle ne se soit produite". 

Lionel Jospin choisit également de se justifier au 20h00 de TF1 le 4 mai 1999. A cette occasion, il se dira blessé par cet événement " en tant que citoyen, en tant qu'individu et en tant que Premier ministre " A cela, il ajoute : " la question de l'ordre, dans une démocratie, elle est simple : si un ordre est absurde et illégal, c'est-à-dire qu'il porte atteinte à l'intérêt public, le devoir de celui qui le reçoit est de dire non. Nous ne sommes pas dans un régime totalitaire, nous sommes dans une démocratie. Refuser un ordre illégal […], c'est justement respecter l'Etat de droit ". Encore fallait-il savoir que cet ordre était illégal, répondra indirectement dans son livre-confession le colonel Mazères. De plus, cet officier de gendarmerie avouera qu'il était " sous les ordres d'un préfet auquel il est difficile de dire non, et dans un contexte général de tension extrême ".

Entre le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Défense on se rejette la faute. " La responsabilité de l'ordre public est du ressort du ministère de l'Intérieur " affirme-t-on rue Saint Dominique, alors même que les gendarmes du GPS avaient comme supérieur hiérarchique direct le ministre de la Défense. De nombreux officiers amers ont alors peu apprécié le silence d'Alain Richard, qui refusa de prendre la défense des militaires incriminés. Il est vrai que sur le plan fonctionnel, la police et la gendarmerie travaillent en Corse au service du ministre de l'Intérieur. En effet, le " dossier corse " lui est traditionnellement réservé, et cela depuis Michel Poniatowski, Pierre Joxe et Charles Pasqua. D’ailleurs, le rapport de l'Assemblée nationale soulignera d’ailleurs " le rôle éminent du ministère de l'Intérieur, [...] y compris dans les dossiers ne relevant pas de sa compétence ".

Alain Richard rejetant la responsabilité de " l'affaire des paillotes " sur le ministère de l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, à l’occasion de la séance des questions aux gouvernement, se bornera à déclarer qu'il n'est " pas sain de mettre en cause l'arme de la gendarmerie ", avant d'appeler à " l'unité de la République ".

Le préfet Bernard Bonnet et Jacques Dallest, le procureur d'Ajaccio, vont eux aussi à leur manière défendre le gouvernement en place. Bernard Bonnet déclarera alors " cette opération ne concerne ni de près ni de loin le gouvernement ", mais sa stratégie de défense changera à partir du moment où il deviendra le principal accusé du gouvernement. Le procureur d'Ajaccio, Jacques Dallest, affirmera avant le vote de la motion de censure : " en l'état actuel des investigations, aucun élément ne permet de remonter plus haut que le niveau local ". On comprend dès lors pourquoi l'UDF a été vertement tancée par les parlementaires RPR pour avoir lancé trop tôt la motion de censure. Et puisque celle-ci a comme prévu échoué, il faut se concentrer sur l’exploitation politique de " l’affaire des paillotes " par le biais de commissions d’enquêtes parlementaires.

 

Du bon usage des commissions d’enquêtes parlementaires.

 

Le jeu politique qui préside à la constitution des commissions d’enquête est complexe ; ses principales règles en sont le choix de l’intitulé de l’enquête et la période sur laquelle elle porte, le choix des membres de la commission et plus tard la rédaction, l’adoption et la couverture médiatique offerte au rapport.

Suite à l’incendie de la paillote Chez Francis, les socialistes espéraient dissuader la majorité de droite du Sénat de constituer une commission d’enquête. Cette mission revint au président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, Jean-Marie Ayrault... en vain. Aussi, à l’annonce de la création d’une commission sénatoriale d’enquête sur la conduite de la politique de sécurité menée par l’Etat en Corse, la majorité de gauche à l’Assemblée nationale, décide la création d’une commission enquête sur le fonctionnement des forces de sécurité en Corse au cours de cette législature et sous la précédente. Celle ci verra le jour le 26 mai 1999, date du vote de la motion de censure contre le gouvernement Jospin.

Au sein des deux commissions d’enquête, il faut noter la présence de nombreuses " pointures " de la vie parlementaire :

- au Sénat, la présidence de la commission revient à Jean-Patrick Courtois, élu RPR de la Saône-et-Loire, tandis que René Garrec, conseiller d’Etat élu sous l’étiquette Républicain Indépendant, en est nommé rapporteur. Paul Masson, élu RPR du Loiret et ancien préfêt, devenu spécialiste des questions de sécurité, siège également au sein de la commission, tout comme Guy Cabanel, sénateur de l’Isère et président du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. A gauche, il faut noter la présence de Michel Charasse, Marcel Debarge, un ancien ministre socialiste, élu de Seine-Saint-Denis ou encore Jean-Luc Mélanchon, élu socialiste de l’Essonne.

- à l’Assemblée nationale, la présidence de la commission d’enquête revient au socialiste Raymond Forni, actuel président de l’hémicycle et surtout " ennemi politique " de Jean-Pierre Chevènement. En effet, les deux hommes ont fait partie du CERES, mais se sont vite affrontés à Belfort, dont ils sont tous deux élus. Plus tard, Monsieur Chevènement déclarera dans un article du Monde en date du 19 novembre 1999, que le rapport de l’Assemblée nationale est " un règlement de comptes de son président, Raymond Forni ". A gauche toujours, on note la présence de Catherine Tasca, l’actuelle ministre de la culture, élu socialiste des Yvelines, et celle de Christian Paul. L’ancien rapporteur du rapport Glavany sur l’utilisation des fonds publics en Corse, est élu socialiste de la Nièvre. Grâce à son investissement personnel sur le " dossier corse ", il a depuis connu une belle promotion en étant nommé secrétaire d’Etat à l’Outre-mer. A droite, les figures les plus marquantes de la commission d’enquête sont Robert Pandraud, ancien ministre délégué à la Sécurité de Charles Pasqua de 1986 à 1988 et élu RPR de Seine-Saint-Denis, Patrick Devedjian, avocat élu RPR des Hauts-de-Seine, ou encore Renaud Donnedieu de Vabres, sous-préfêt et élu UDF d’Indre-et-Loire.

Dans la commission d’enquête sur " l’utilisation des fonds publics et la gestion des services publics en Corse " présidée en 1998 par Jean Glavany, la règle implicite supposait qu’aucun élu corse ou apparenté n’y figure. Cette fois les élus corses ou d’origine corse vont être représentés :

- au sein de la commission formée à l’Assemblée nationale, on note la présence de Roland Francisci, qui fit fortune dans les cercles de jeux parisiens avant de devenir député RPR de la Corse-du-Sud en remplacement de Jean-Paul de Rocca-Serra, décédé en 1998. On compte également Roger Franzoni, député radical de Haute-Corse, qui a temporairement pris le siège d’Emile Zuccarelli, alors ministre.

- au sein de la commission sénatoriale, on dénombre seulement Michel Charasse, ancien ministre socialiste, élu du Puy-de-Dôme, qui a des origines corses, même s’il multiplie les déclarations fracassantes à l’encontre de l’île.

Ainsi donc, les deux commissions concurrentes sont composées de " poids lourds " de la vie parlementaire, d’élus issus de la fonction préféctorale, mais également de Corses ou apparentés. Une seule règle implicite semble avoir été respectée, si l’on se réfère aux sources du Canard Enchaîné . A l’origine, le rapporteur de la commission d’enquête du Sénat ne devait pas être René Garrec, mais Jean-Pierre Schosteck, sénateur RPR des Hauts-de-Seine, proche de Charles Pasqua...

Dès l'annonce de la mise en place des commissions concurrentes, une tension s’est créée entre les deux groupes sur la période de référence à étudier. Quelle législature fallait-il prendre en compte pour expliquer au mieux la genèse de " l’affaire de la paillote " ?

Les socialistes à l’Assemblée nationale entendent commencer leurs investigations parlementaires en 1993, année où Charles Pasqua était ministre de l'Intérieur. Charles Pasqua est alors fortement soupçonné d'avoir ses propres réseaux aussi bien en Corse qu’au sein du ministère de l'Intérieur. En prenant 1993 comme date de référence des actions de l'Etat dans l'île, les socialistes peuvent dénoncer la politique menée par Charles Pasqua et Jean-Louis Debré, tout en faisant l'impasse sur celle de Pierre Joxe, qui avait commencé à dialoguer en secret avec les nationalistes du MPA.

Les sénateurs, apprenant que les députés prendraient comme période de référence les années 1993 à 1999, pensent un instant riposter en proposant de commencer leur enquête depuis l'année 1981. Finalement, la commission d'enquête du Sénat s'en tiendra à l’étude de l’année précédant l'incendie, afin de clarifier les conditions de la création du GPS, de l'action du préfet et plus généralement des services chargés de la sécurité en Corse. Cette reculade de la majorité de droite au Sénat laisse penser qu’il y a eu un consensus tacite entre les deux groupes pour ne pas aller trop loin dans la dénonciation de l'action de l'Etat sur l'île. L’introduction au rapport du Sénat peut même laisser croire à une certaine complicité entre les Sénateurs et les députés chargés de la même enquête : " La commission d’enquête a centré ses investigations sur la période postérieure à l’assassinat du préfet Erignac, laissant à l’Assemblée nationale, le soin de mener une enquête parallèle, peut-être plus ambitieuse, et de remonter plus loin dans le passé ".

Deux rapports : deux constats différents

Le rapport du Sénat mit clairement en cause le gouvernement. D’ailleurs, les sénateurs socialistes, communistes et du groupe républicain et citoyen membres de la commission ont déclaré dans leur explication de vote en défaveur du rapport que " les allusions visant à suggérer, pas toujours sournoisement, que ce gouvernement porterait la responsabilité des événements les plus récents comme les plus anciens, ne correspondent pas aux résultats des investigations approfondies de la commission. "

Même si la période étudiée est réduite, il existe un certain caractère pamphlétaire dans ce document. La dénonciation se fait tout d'abord à l'aide des titres de l'ouvrage, qui permettent de dramatiser l'information. Ainsi, la deuxième partie du rapport est intitulée " Les raisons d'un échec global d'une politique de la sécurité en Corse ". Le lecteur ne peut avoir aucun doute : c'est bien de la politique menée par le gouvernement Jospin dont il s'agit. Dans le corps du texte, les amnisties de 1981, de 1982 et de 1989 sont très sévèrement critiquées. Un magistrat corse " bien informé de la situation " déclare : " Trois amnisties, c'est beaucoup. Une première fois, un assez grand nombre de personnes ont été interpellées, puis relâchées. Il en a été de même la deuxième et la troisième fois. Les policiers se sont lassés et se sont dit que ce n'était pas la peine de continuer ; d'autant que les policiers - ma remarque vaut pour les gendarmes - sont connus. Ils vivent là avec leur famille. Ce n'est pas toujours facile pour eux de faire de la répression ".

Le rapport de l'Assemblée nationale dénonce plus volontiers les " réseaux Pasqua " et la politique de Jean-Louis Debré. Les députés de la majorité parlementaire utilisent habilement la tactique ancestrale du " diviser pour mieux régner ". Ainsi, des propos de Charles Pasqua stigmatisent l'inefficacité de son successeur au ministère de l’intérieur : " Le gouvernement d'Alain Juppé [...] ne s'est pas du tout occupé de la Corse pendant six mois et, à ma connaissance, le ministre de l'Intérieur de l'époque non plus, ou peu. Ce qui a certainement entraîné, par dépit, des conséquences : nous avons assisté à la reprise des attentats à l'encontre des édifices publics comme nous en avions rarement vu, et d'autres épisodes encore sur lesquels je ne m'étendrai pas ". De plus, concernant le célèbre épisode de la conférence de presse de Tralonca, de nombreuses personnalités, dont Paul Giacobbi, le général Lallement, colonel commandant la légion de gendarmerie en Corse en 1996, Antoine Guerrier de Dumast, préfet adjoint pour la sécurité en Corse, etc. ridiculiseront ouvertement la thèse de Jean-Louis Debré, selon laquelle il n'aurait pas été au courant de cette manifestation la veille de son arrivée sur l'île.

D’une manière plus étonnante, le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale n’oublie toutefois pas de mentionner les " valises de billets " offertes aux nationalistes à l’époque de Pierre Joxe. La mise en cause de cette ancien ministre de l’Intérieur est quelque peu surprenante, toutefois ce dernier n’appartient pas au cercle proche de Lionel Jospin.

Curieusement, même Jean-Pierre Chevènement n’est pas épargné par le rapport de l'Assemblée nationale. C’est ainsi, que le Président de la commission insinue que le ministère de l’Intérieur a fait de la rétention d'informations. En effet, Raymond Forni désirait connaître le pourcentage de policiers d'origine corse dans le total des policiers officiant sur l'île. Or, le ministère de l'Intérieur a prétendu ne pas détenir ce genre de statistiques, mais quelques semaines plus tard, ces chiffres ont été communiqués " par erreur " à la commission.

Cependant, le véritable tour de force du rapport de l'Assemblée Nationale consiste à ne plus faire porter la responsabilité de la dérive sur " une " politique mais bien sur l’action de l’Etat, dans son ensemble et dans sa durée. Ce glissement sémantique est d’autant plus facile à faire que les députés des groupes RPR, UDF et DL se sont retirés très tôt de la commission n’ayant pas obtenu l’audition par celle-ci du Premier ministre.

Quels sont les enseignements de cette affaire concernant la politique de sécurité en Corse ?

 

C'est un exercice traditionnel des commissions d'enquête que de proposer des solutions aux dysfonctionnements constatés : les députés l’ont fait en 32 pages, alors qu’il n’en fallut que 3 aux sénateurs. Mais avant même de présenter les propositions des parlementaires, il convient de relire Murray Edelmann. Selon lui, " le langage politique est ancré dans le présent : il fixe l’attention sur les " réalités " actuelles et les promesses de changement futurs censés résoudre les problèmes contemporains ; mais ce discours axé sur les moyens et les fins repose sur des hypothèses éminemment conventionnelles. Les faits qu’il évoque ne sont validés qu’à la lumière de ces hypothèses : la " vérification " des faits renforce les prémisses initiales, étouffant l’analyse et l’imagination. " Ainsi, les parlementaires ne font aucune préconisation révolutionnaire, ils se contentent de confirmer ce qui a été observé, selon des prénotions bien établies.

L'Assemblée nationale et le Sénat ne sont pas d'accord sur le point essentiel de la gestion du dossier corse par le gouvernement. Les sénateurs de droite opteraient pour un " Monsieur Corse ", qu'ils nomment pudiquement " coordonateur pour la Corse auprès du gouvernement ". Les députés de gauche, ceux de droite ayant quittés la commission, se méfient de cette gestion " à la Charles Pasqua ", aussi ils préfèrent largement une gestion interministérielle, la jugeant plus contrôlable.

De même le rôle du préfet adjoint à la sécurité n'est pas également apprécié par les deux parties. Les sénateurs souhaitent son maintien : " celui-ci permet l'exercice d'une coordination indispensable dans une région bi-départementale confrontée aux problèmes que l'on sait, tout en dégageant le préfet de Corse des questions de sécurité ". Les députés membres de la commission plaident en faveur d'une révision de l'institution du préfet adjoint pour la sécurité. Ils démontent l'argument d'une région bi-départementale justifiant cette institution : " Il est pour le moins paradoxal que le principal argument plaidant en faveur du maintien d'un poste de préfet supplémentaire dans une région comportant un peu plus de 250.000 habitants se fonde sur l'existence de deux départements et du besoin de coordination né du découpage administratif. Il est clair que si la décision prise en 1975 de partager l'île en deux n'avait pas été prise, l'organisation préfectorale y aurait gagné en lisibilité, en simplicité et en efficacité ".

Les députés de gauche proposent même que les préfets soient désormais rattachés au Premier ministre et non plus au ministère de l’Intérieur, ce qui constitue un coup de poignard dans le dos de Jean-Pierre Chevènement. De plus, il est conseillé la création d’une mission de contrôle au sein du cabinet du Premier ministre, ce qui revient à mettre en cause le travail de Clotilde Valter, Alain Christnacht et Olivier Schrameck.

Enfin, les conclusions des deux rapports laissent envisager qu’il convient de laver l’honneur de la gendarmerie. La commission sénatoriale propose une meilleure gestion des personnels de police et un renforcement de l'efficacité de la gendarmerie, laissant entendre que la gendarmerie est déjà d’une efficacité satisfaisante, tandis que la police doit être bien mieux gérée.

Au-delà des jeux politiques, les deux commissions d’enquête mettent en évidence l’importance des jeux bureaucratiques.

 

Derrière les jeux politiques, les jeux bureaucratiques : l’affaire de la paillote, affaire de l’Etat

 

Les jeux bureaucratiques peuvent se lire dans la description faite par les deux rapports de la gestion du dossier corse par Matignon. Il faudra également s’interroger sur la stratégie adoptée par le préfet Bonnet, avant et après sa mise hors-cadre par Lionel Jospin, et les multiples interrogations qu’ont suscité son action. Enfin, nous analyserons les discours des deux rapports sur la gendarmerie et la police.

Le Préfet Bonnet, le cabinet du Premier ministre et la police

 

La relation privilégiée et soutenue qu'entretenait le cabinet du Premier ministre avec le préfet Bonnet fait l’objet de nombreuses interrogations dans le corps des deux rapports parlementaires. Ce cabinet a joué un rôle central en tant qu'interlocuteur principal du préfet Bonnet. Au sein du cabinet du Premier ministre, chaque conseiller traitait des questions corses relevant de son domaine de compétence, mais le préfet Bonnet avait pour correspondante privilégiée Mme Clotilde Valter, conseiller technique en charge de l'intérieur, qui assurait le suivi interministériel du dossier corse, sous l'autorité d'Alain Christnacht, responsable d'un pôle englobant les affaires intérieures. Mme Valter avait un contact téléphonique régulier avec le préfet Bonnet, en moyenne, selon ses dires, deux à trois fois par semaine. Son rôle était de préparer les réunions de directeurs de cabinet et souvent avant l'entretien hebdomadaire du ministre de l'Intérieur avec le Premier ministre. Le fait que le préfet Bonnet ait quasiment été le seul interlocuteur du cabinet du premier Ministre posa problème aux commissions parlementaires. Bernard Lemaire, préfet de Haute-Corse, a souffert de cet état de fait : alors qu’il tentait d'avertir le cabinet sur une affaire particulièrement sensible, les experts de Matignon lui ont suggéré qu'il règle ses différents directement avec Bernard Bonnet.

Un élément important de l’enquête n’apparaît pas dans le rapport de l'Assemblée nationale, mais est ouvertement dénoncé dans celui du Sénat. Il s’agit de l'aversion de Clotilde Valter pour la police et pour certains magistrats de la section anti-terroriste du Parquet de Paris. Cette donnée du problème n’avait pas échappé à la presse, ainsi, on pouvait lire dans L’Express du 13 mai 1999: " les conseillers de Matignon gardent leurs distances avec le juge anti-terroriste et les services de police. En particulier Clotilde Valter […] est en guerre contre les réseaux supposés de la droite et de Charles Pasqua, notamment. Elle se méfie des magistrats de la 14e section, proches, selon elle, de l'ancien ministre de l'Intérieur, des policiers de l'Intérieur, PJ ou RG, et aussi du juge Bruguière ".

Bernard Bonnet semblait partager cette opinion ; les " réseaux Pasqua " infiltrés dans la police, l’obsédaient. Selon lui, trois policiers étaient néfastes à son action en Corse. Le premier, Demetrius Dragacci avait été remplacé à la tête du SRPJ d'Ajaccio, mais Bernard Bonnet le soupçonnait de continuer à tirer les ficelles. Le deuxième, Daniel Léandri, était un ancien conseiller de Charles Pasqua pour les affaires de police. Le troisième policier occupait des fonctions importantes à la PJ de la préfecture de Paris. Devant l’insistance de Bernard Bonnet, Philippe Barret, alors conseiller au cabinet du ministre de l’Intérieur, lui répondit que les trois policiers en question étaient " indéboulonnables ". Dépité, le Préfet aurait indiqué en réunion de cabinet que de ce fait, il s'appuierait désormais sur la gendarmerie.

De plus, le préfet avait longuement évoqué devant les députés de la commission d'enquête Glavany au printemps 1998 ses craintes selon lesquelles des policiers et d'anciens collaborateurs exerçant encore au sein de diverses équipes ministérielles appartenaient à l'entourage de Pierre Joxe ou de Charles Pasqua. Les noms de magistrats ou de fonctionnaires de police furent ainsi avancés, parce que promus sous l'ère Joxe ou Pasqua.

Ainsi, la Police a été écartée par le préfet Bonnet, avec l’aval du cabinet du Premier ministre. Mais la défiance touchait également la justice. Ainsi, Jean-Louis Bruguière, classé à droite, fait l’objet d’une véritable suspicion. Rappelons que le préfet Bonnet fait d’abord part de ses notes de renseignement sur le commando Erignac à Olivier Schrameck, puis au procureur de la République à Paris, Jean-Louis Dintilhac. Le procureur a ensuite remis ces notes au juge Bruguière. Le fait que ces renseignements soient d’abord passés entre ces différentes mains est assez significatif. C'est ce que les sénateurs de la commission d’enquête nommeront " le cheminement singulier des notes Bonnet identifiant clairement les assassins présumés du préfet Erignac ".

Si le " préfet-gouverneur ", terme employé dans le rapport de l'Assemblée nationale, a privilégié assez vite les forces de gendarmerie en Corse et s'est entouré du colonel Mazères, il dénonça toutefois après son arrestation l’incurie des forces de police et de gendarmerie. Les anciens collaborateurs du préfet, le colonel Mazères en tête, l’accusèrent d’avoir donné l'ordre d'incendier la paillote de Cala d'Orzu, comme celle d'Aria Marina quelques semaines plus tôt. Toutefois, Bernard Bonnet nia en bloc et tenta de jouer des rivalités interministérielles afin de jeter le trouble dans cette affaire.

Dans la presse, Bernard Bonnet accuse, en vrac, Elisabeth Guigou, le Garde des Sceaux d'avoir bafoué la présomption d'innocence, la direction de la gendarmerie d’avoir protégé le colonel Mazères, la police d’avoir facilité la fuite d'Yvan Colonna.

Le rapport du Sénat vole au secours de l’honneur perdu des gendarmes tandis que le rapport de l’Assemblée nationale veille à ne pas accabler la police nationale

Dès l'introduction du rapport du Sénat, le ton est donné : " Cet épisode rocambolesque et navrant a cependant durablement porté atteinte à l'image de deux piliers de la République auxquels le Sénat est particulièrement attaché : la fonction préfectorale et l'Arme ". L'affaire des paillotes y est évoquée comme un " incendie d'un restaurant de plage implanté illégalement sur le domaine public maritime ". Si la deuxième information est exacte, la première omet le caractère lui aussi illégal de l'incendie. Les grandes lignes du rapport sont posées : il s’agit pour les sénateurs de minimiser l'acte malheureux de Cala d'Orzu, afin de redorer le blason de la gendarmerie. Cette démarche d’absolution sera d’ailleurs poursuivie lors d’un colloque intitulé La gendarmerie nationale, une institution républicaine au service du citoyen, organisé au début de l’année 2000 au Sénat.

Le rapport du Sénat n’hésite pas à évoquer la véritable " guerre " entre les services chargés de la sécurité . Ce titre ne pouvant que frapper l'imagination du lecteur signifie d’une part la concurrence traditionnelle entre les différentes forces de police, et d’autre part les conflits souvent moins perçus car plus étouffés au sein d'une même force. En ce qui concerne la rivalité interne aux forces de police, il est écrit que les conflits ont opposé les services parisiens et les services régionaux. Les sénateurs membres de la commission d’enquête semblent compatir aux " frustrations d'un service déconcentré [le SRPJ d'Ajaccio], collé aux réalités du quotidien et dessaisi des enquêtes les plus gratifiantes ". 

Concrètement, le rapport du Sénat dénonce quelques aberrations dans la gestion des personnels de gendarmerie, couvrant 98,5 % du territoire sur l'île, et 59 % de la population. La fermeture de la brigade de Cozzano, en Corse du Sud, distante de 4 km seulement de celle de Zicavo répond, selon les sénateurs, à un principe de rationalité. Toutefois, il semble difficile d'obtenir la fermeture d'autres gendarmeries. Ainsi que nous l’a confirmé un chef d'escadron du Centre de prospective de la Gendarmerie, afin d’assurer la continuité et de l'omniprésence du service public, la présence de gendarmes dans des zones désertifiées est indispensable.

Si l’incendie de la paillote de Cala d’Orzu fut le fait de gendarmes, c’est curieusement la police qui est la plus largement remise en cause par le rapport sénatorial. En témoignent les parties consacrées à la "porosité" des services de police, thème récurent depuis le rapport Glavany, ou encore les pressions du milieu environnant, la faible mobilisation des personnels de police. L’absentéisme rentré dans les usages est également stigmatisé : " L'absentéisme médical est un fléau qui sévit de longue date dans certains services de police corse. Malgré une mobilisation de tous les chefs de service contre ce phénomène, il s'est élevé, tous services confondus sur les premiers mois de l'année 1999, à 11,65%. En comparaison, l'absentéisme dans la gendarmerie ne dépasse pas les 2 à 3 % ".

Ce rapport sénatorial oublie de faire mention des travers propres aux gendarmes débarqués sur l'île. Il faut ici accorder foi au témoignage du chef d'escadron que nous avons rencontré. Pour rien au monde, en dépit des compensations en termes d'années de service et de salaire, il ne demanderait à être muté en Corse. S'il a du par la force des choses y passer deux mois dans sa carrière, le message qu'il a d'abord tenu à faire passer à ses hommes est : " mon premier objectif est de vous ramener tous en vie ". On le comprendra aisément, dans l’Arme le passage en Corse est considéré comme une épreuve et on peut imaginer le peu d’entrain pour se préoccuper des affaires les plus sensibles.

Enfin, le rapport du Sénat tente de magnifier les causes de l’affaire de la paillote : " L'échec même de militaires, par ailleurs expérimentés, dans l'incendie d'une paillote, alors même qu'ils avaient réussi des opérations autrement plus difficiles telles que les interpellations de criminels, ne traduit pas seulement une impréparation flagrante mais aussi et surtout une sorte de résistance inconsciente face à un ordre illégal ". Ainsi, les gendarmes, passés par la faute d'un " préfet-gouverneur " de la "belle aventure républicaine" aux "soldats perdus" de l'Etat de droit, ne sont pas directement responsables. Au yeux des sénateurs de la commission d’enquête, c'est la chaîne d'information et de commandement qui s’est avérée défaillante.

Dans le rapport de l’Assemblée nationale, la guerre des polices est évoquée en des termes semblables à ceux du rapport sénatorial. De même on y dénonce l’absentéisme, " mal chronique " au sein de la police en Corse, ou encore la rivalité entre police judiciaire régionale et nationale.

Toutefois, le discours sur la porosité de la police est largement plus nuancé que celui du Sénat. Il est d’abord souligné que " les services étaient soit infiltrés, soit en relation avec les mouvements nationalistes ou même avec le grand banditisme ". Démétrius Dragacci, ancien directeur du SRPJ d’Ajaccio, est clairement mis en cause par son supérieur parisien Roger Marion, qui souligne que " l’efficacité d’une enquête réside dans le secret et la discrétion. A partir du moment où l’on ne travaille pas dans le secret et la discrétion... ". Cependant, les députés notent avec satisfaction que le SRPJ d’Ajaccio serait beaucoup moins " perméable " depuis l’arrivée de Frédéric Veaux à sa direction.

Surtout, les députés de la Commission d’enquête n’hésitent pas à affirmer à propos du " débat récurrent sur la corsisation des emplois " que les policiers et gendarmes autochtones font du meilleur travail que les autres. En effet, du point de vue de la sécurité publique, leur maîtrise de la langue corse leur permettrait de régler les problèmes de manière plus calme et plus efficace. Confirmant ces propos au sein de la police judiciaire, Frédéric Veaux, le nouveau directeur du SRPJ de Corse affirme que " les meilleurs résultats que nous avons obtenu dans l’année écoulée l’ont été grâce à la contribution des Corses présents dans le service. Ils ont une sensibilité et une connaissance du terrain que nous, continentaux, n’avons pas.[...] Si on est capable d’écouter les policiers d’origine corse, on apprend beaucoup et on progresse ". De même Mireille Balestrazzi, ancienne directrice du SRPJ d’Ajaccio, renchérit : "  J’ai toujours trouvé étonnant que l’on dise que les services de police en Corse parce qu’ils étaient constitués de nombreux Corses, n’étaient pas fiables : je ne suis pas du tout d’accord avec cela et je trouve que les plus courageux, ce sont justement les Corses ".

Dans leurs réflexions sur l’avenir, les députés appartenant à la commission d’enquête soulignent qu’un renforcement de la déontologie au sein des forces de sécurité serait souhaitable pour qu’elles gagnent en efficacité. Or la police nationale s’est dotée d’un code de déontologie en 1986 et celui-ci a été confirmé par la loi sur la sécurité du 21 janvier 1995. Seule la gendarmerie nationale ne connaît aucun dispositif de ce genre. Il s’agit donc d’une attaque voilée des députés puisque d’une manière générale les gendarmes jugent inutile l’adoption d’un tel code. En effet, leurs règlements datant de Germinal An VI et du 20 mai 1903, réaffirment les valeurs des droits de l’homme et certaines règles comme celle de ne pas faire passer sa carrière avant l’intérêt public.

D’autre part, le rapport des députés met l’accent sur " une défaillance structurelle de la gendarmerie ", à savoir son organisation militaire. Cette organisation peut être à l’origine de graves dérives car l’obéissance y prime sur le droit. Aussi, le rapport approuve l’initiative du ministère de la Défense de la mise en place d’une commission de réflexion sur l’exécution des contrôles des unités de gendarmerie, afin d’apporter des réponses organisationnelles en vue de créer des " coupes-circuits " permettant aux gendarmes d’alerter leur hiérarchie en cas d’ordre illégal. Le rapport préconise enfin une formation pour les gendarmes afin de les faire réfléchir aux limites du devoir d’obéissance. " Une telle formation doit ainsi contrebalancer les effets pervers de la culture militaire dans un corps dont la mission première est d’être au service du droit ".

On l’aura compris, la rivalité entre police et gendarmerie, et au sein de ceux-ci entre les différents services, occupe une part importante de l’affaire Bonnet et donc des rapports parlementaires. Les positions prises par les sénateurs et celles des députés diffèrent profondément trahissant de véritables jeux politiques et bureaucratiques. Les explications de ses points de vues contrastés sont multiples. Le gouvernement et son relais à l’Assemblée souhaite-t-il ménager les syndicats de police et ainsi éviter un conflit avec le ministère de l’Intérieur. Le Sénat qui représente la France rurale favorise-t-il l’Arme qui a la gestion de ce territoire, au dépend de la police confinée à une tache urbaine ?

Le jeu médiatique : la construction du retentissement des informations

Le jeu médiatique en politique est régi par des règles semblables à celles qui s’appliquent dans les autres domaines de communication : il s’agit de donner à comprendre au plus grand nombre, de la manière la plus intelligible. Ces objectifs ne sont toutefois pas forcément conformes au travail de fond que nécessite une mission d’enquête parlementaire, aussi peut-on aisément mettre en évidence les nombreux travers de la mise en scène des informations dans les deux rapports que nous analysons.

Communiquer auprès du plus grand nombre

Le meilleur moyen pour ces commissions de faire retentir les informations rapportées était tout d’abord de se faire publier. Tous les rapports des commissions d’enquête parlementaires sont imprimés et vendus soit à la librairie du Sénat, soit à celle de l’Assemblée nationale. Toutefois, ces publications ne touchent habituellement qu’un public de spécialistes, à l’exception notoire du rapport Glavany, Corse, l’indispensable sursaut, qui s’est vendu à plusieurs milliers d’exemplaires en Corse à l’automne 1998. Pour s’assurer d’une diffusion massive, le rapport du Sénat a également été publié aux Editions n°1. Ce fut un beau " coup " politico-médiatique, puisque cet ouvrage a été un véritable succès de librairie, bien que vendu plus cher que l’édition initiale. L’enjeu de cette initiative était important : cet ouvrage largement distribué a inspiré nombre de commentaires aux journalistes et du même coup a réussi à atténuer certaines périodes noires pour la droite en Corse. Le rapport du Sénat a donc contribué à faire percevoir sa propre construction du monde politique au plus grand nombre.

On peut comprendre le goût du lecteur pour une explication approfondie de l’affaire Bonnet, qui rabaisse du coup les multiples ouvrages écrits par des journalistes (Jacques Follorou, Pascal Irastorza, etc.). Toutefois, ces rapports sont loin d’être aussi rigoureux qu’on peut se l’imaginer a priori. L’opposition de droite au Sénat a tenté de déstabiliser la majorité, aussi il adopte un ton polémique, presque pamphlétaire, contrairement à celui de l’Assemblée nationale..

L’utilisation de la presse afin de faire la promotion des travaux parlementaires est indispensable, pourtant les députés et les sénateurs se sont trouvés dans une situation paradoxale. Au delà des complexes jeux politiques et bureaucratiques, les deux rapports se recoupent sur un point : la mise en cause des médias. Corse-Matin, unique quotidien régional depuis sa fusion avec La Corse, Radio Corsa Frequenza Mora (une antenne locale de Radio France) ainsi que France 3 Corse sont jugés trop complaisants voire liés aux milieux nationalistes. De même le grand quotidien du soir, Le Monde, n’est pas épargné. Jean-Louis Bruguière, premier vice-président chargé de l'instruction au TGI de Paris, accuse ouvertement la politique éditoriale du journal : " Je répète que Le Monde a joué contre les intérêts supérieurs de l'Etat par une manœuvre délibérée et perverse tendant à faire en sorte que cette enquête n'aboutisse jamais ". Il s’agit d’une véritable mise en accusation de Jean-Marie Colombani, le rédacteur en chef du journal, qui ne cache d’ailleurs pas ses amitiés avec certains nationalistes, dont Gabriel-Xavier Culioli, ancien militant de l’Accolta Naziunalista Corsa.

Se faire comprendre de tous : le choix du sensationnalisme

Les rapports des deux commissions d’enquête ont certes une forme imposée, avec notamment la traditionnelle dernière partie consacrée aux propositions, mais ils laissent d’importante marges de manoeuvre. A cet égard, le choix des titres est très important. Le titre le plus révélateur du rapport du Sénat est celui de la deuxième partie :  Le choix d’une politique de la sécurité en Corse (nous soulignons), alors même que sur la couverture du rapport, il est écrit "  Commission d’enquête sur la conduite de la politique de sécurité en Corse ".

De plus les deux rapports sont assez souvent ambigus, flous, sur les problèmes qu’ils entendent désigner. Pour ne citer qu’un exemple, le rapport du Sénat parle d’une " situation de type mafieux ". Toutefois, avec une certaine honnêteté intellectuelle, qu’il convient de souligner, les sénateurs précisent que " certains responsables de la police ou de la Chancellerie ont cru devoir récuser ce terme [mafia] ". Le véritable problème réside dans le fait que jamais il n’est précisé ce qui est entendu par mafia. Or, en l’absence de définition, l’amalgame entre mafia et grand banditisme devient inévitable. Le gang de la " Brise de mer ", qui doit son nom à un bar de Bastia, est ainsi qualifié dans un premier temps d’" association de malfaiteurs ", puis par un saut conceptuel assez peu rigoureux de " mafia corse ". Les preuves de cette affirmation ne sont pas avancées : quelle est le degré d’infiltration de la " Brise de mer " dans la société civile et dans les institutions ? Tout au plus, la " Brise de mer " peut être appelée " mafia " au sens familier et péjoratif. La commission d’enquête sénatoriale ne s’embarrasse pas d’un " débat dérisoire engagé sur la terminologie qu’il convient de retenir pour qualifier des faits qui sont à l’évidence de nature mafieuse ". Cette terminologie ne nous semble toutefois pas constituer un " débat dérisoire ". En effet, on peut remarquer dans cette volonté de désigner à tout prix une mafia corse comme un désir de surenchérir sur le rapport Glavany datant de 1998. Celui-ci faisait état d’un " système pré-mafieux en Corse ". Ainsi, le rapport du Sénat laisse entendre que le gouvernement actuel ferme les yeux sur la constitution d’une mafia, ou alors qu’il n’est pas assez compétent pour endiguer son émergence. Celui qui dénonce apparaît toujours plus vertueux et désigner une " mafia corse " revient à la faire exister aux yeux du lecteur. En effet si l’on en croit Muray Edelmann le langage politique devient la réalité : le discours offre sa signification aux événements, aussi bien aux yeux des acteurs qu’à ceux des spectateurs.

Les imprécisions que nous venons de citer ont bien d’autres fonctions. D’abord, elles permettent d’être compris du plus grand nombre. En outre, toujours selon Murray Edelmann, la diffusion de messages contradictoires, présentant à la fois des visions menaçantes et des perspectives rassurantes, rend les populations plus dociles. De la sorte les pouvoirs publics ont les mains libres afin de mener leur politique, dégagé de l’opinion publique. A ce propos, la Corse est toujours appréhendée dans les médias comme un " problème ", une " question ". Voila qui conforte le citoyen dans l’idée qu’il n’y a rien à faire, rien à penser, que tout cela est trop compliqué. Les médias sont là au service du politique. C’est en tous cas le sens du propos tenu par le sociologue Jean-Louis Fabiani : " Bien que la figure du gendarme incendiaire constitue une apparente nouveauté dans l’histoire tourmentée de la Corse, les commentaires que suscitent les dérives de l’action préfectorale dans l’île sortent rarement de l’affirmation d’idées convenues et confortent l’exploitation politique, souvent éhontée, de l’événement. [...] Cette situation -le fait que la Corse ne soit pas appréhendée comme un objet de savoir- fait que les chercheurs en sciences sociales n’ont pas grand chose à opposer au discours des publicistes : ceux-ci peuvent jouer sans concurrence les Cassandre, les imprécateurs ou les folkloristes. Ils sont sans doute les seuls à donner une représentation de la Corse aisément figurable ".

Mise en scène et dramatisation des événements

Nous allons à présent analyser les autres biais utilisés afin de dramatiser et de théâtraliser l’information. Tout d’abord, le rapport du Sénat ne rend compte en annexe que de l’audition la plus croustillante, à savoir celle de Roger Marion. Le chef de la DNAT y accuse les RG d’avoir prévenu Yvan Colonna de la surveillance dont il était l’objet. A l’inverse, le rapport de l’Assemblée nationale comporte deux tomes et plus de 1.100 pages d’auditions.

De même, le rapport du Sénat propose au début de l’ouvrage des repères chronologiques qui débutent la nuit du 10 au 11 janvier 1996, alors qu’une conférence de presse nationaliste se tient à Tralonca. La première image est donc celle d’hommes cagoulés et armés jusqu’aux dents. Ce choix n’a rien d’innocent et les événements ne sont pas choisis au hasard. Cette chronologie est un mode de représentation qui tend à produire une histoire spécifique, occultant l’arbitraire qui y préside, les choix qu’elle implique et les focalisations qu’elle sous-tend. La chronologie, en fixant sur le papier les dates-clefs, légitime ces dernières comme des étapes nécessaires d’un processus historique.

Démarche plus surprenante encore, les sénateurs s’avèrent être particulièrement peu à cheval sur les règles de politesse élémentaires. On remarque que lorsqu’un nationaliste corse est cité, il ne l’est jamais en tant que " Monsieur " mais en tant qu’individu, ainsi on peut lire : " 9 février 1998 : Lorenzoni est interpellé par la DNAT pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. 10 novembre : la chambre d’accusation remet Filidori en liberté ". Il s’agit là d’une méthode grossière de dramatisation des informations favorisant l’amalgame entre le Corse et le nationaliste corse.

La culturalisation du " problème corse " : un recours facile aux représentations et aux fantasmes

La mise en scène passe également par une étrange tendance à la culturalisation du " problème " corse. Le rapport du Sénat commence ainsi par deux citations, l’une de Sénèque, l’autre de Jacques Chirac. " Corse, horrible séjour, quand sur la plage aride le soleil des étés darde ses traits brûlants, quand Sirius en feu dessèche les torrents. Corse inhospitalière où l’étranger succombe, épargne un exilé, car l’exil c’est la tombe ". Cette citation des Oeuvres Poétiques de Sénèque est une étrange entrée en matière. Surtout quand celle-ci est corroborée par une citation de Jacques Chirac, faite en Corse le lendemain de l’assassinat du Préfet Erignac : " Nous ne laisserons pas le crime et le non-droit s’installer en Corse. Nous ne laisserons pas attaquer l’Etat et ses serviteurs. Nous ne laisserons pas se défaire l’unité du pays ".

Ces citations ne sont pas anodines ; les sénateurs jouent sur le préjugé, qui fait partie intégrante du discours politique. Selon Murray Edelmann, le spectacle politique repose sur la description de problèmes, de menaces qui deviennent des mécanismes créant des croyances et des hypothèses sur le monde politique et social, plutôt que des énoncés corroborés par des faits.

Ainsi, les rapports parlemenataires mettent volontiers en scène la Corse, ses habitants et son folklore. Dans le rapport du Sénat, la tentation culturaliste semble vouloir être tempérée par ce titre : " l’alibi des particularités insulaires ", mais rapidement on en vient à " la violence, le goût des armes et l’omerta ". Tout Mérimée est résumé dans ce titre, et le lecteur peut avec joie se replonger dans ses souvenirs de Colomba. Il y a bien là un refus manifeste d’analyser la " complexité " insulaire, ce qui équivaut à accepter l’idée que la Corse est impénétrable, et qu’il faut se faire à l’idée de la fraude, des affaires de famille, des urnes jetées à la mer...

En terme de culturalisation, le rapport de l’Assemblée nationale n’est pas en reste. Les députés citent allègrement Maupassant et Mérimée comme si les écrits de ces deux romanciers du siècle dernier pouvaient avoir valeur d’argument.

 

Conclusion

Au terme de cette étude sur les jeux médiatiques, politiques et bureaucratiques qui ont suivi " l’affaire Bonnet ", il convient de s’étonner du champ balayé par les travaux des parlementaires. D’une question simple : " comment le préfet de Corse et une unité d’élite de la gendarmerie ont-ils pu à ce point manquer à leurs obligations ? ", on en vient à parler de toute autres choses. L’affaire de l’Etat, voire l’affaire d’Etat, devient au fil des rapports une affaire de la Corse. Les gendarmes du GPS, le préfet Bonnet et le colonel Mazères qui étaient à l’origine les principaux fautifs, ne sont pas plus accablés que les services de police accusés d’absentéisme, de porosité, etc.

En définitive, les deux rapports des commissions d’enquête parlementaire n’apportent rien à la réflexion sur la politique de sécurité de l’Etat français en Corse, car ces travaux étaient subordonnés à un objectif politique. Espérons que la nouvelle mission d’information parlementaire sur la Corse, créée à l’Assemblée nationale, au cours du mois de novembre dernier, par Bernard Roman, président socialiste de la commission des lois, n’aura pas la même finalité exclusivement politicienne.