-Introduction-

 

"Si les Corses veulent leur indépendance, qu'ils la prennent !". Il y a quelques années, par cette formule lapidaire, Raymond Barre, ancien Premier ministre de la France, se proposait de régler la "question corse". Cette déclaration devait rencontrer dans l'opinion publique française un vif succès, alors que nombre de Corses vécurent celle-ci comme une offense. Et ce n'est pas, loin de là, le moindre des paradoxes concernant la Corse. Plus les médias parlent d'elle et plus l'opinion publique semble, au mieux n'y rien comprendre, au pire s'en désintéresser. D'une part, parce que l'image de l'île projetée dans les médias est déformante et d'autre part, parce que le jeu politique local est très complexe. Attentats, assassinats, mafia, incendies, fraudes électorales sont les représentations les plus répandues concernant la Corse. Depuis plus de vingt ans c'est la violence, prétendument endémique dans l'île, qui fait la une de l'actualité. La société corse qui gagne, celle des initiatives ou de la solidarité, n'a que très rarement droit au chapitre. Il ne s'agit pas ici de juger de la véracité des informations relatées par les médias nationaux. Les assassinats et les incendies ont bien lieu, l'argent sale existe et la démocratie insulaire emprunte parfois des voies détournées. Cependant, la Corse évolue en permanence sous une loupe grossissante car, à bien y regarder, nous informe-t-on avec autant d'empressement des activités mafieuses dans le Var ou les Alpes-Maritimes, des crimes commis à Paris ou à Marseille ? Incontestablement, les angles d'attaque des journalistes sont souvent stéréotypés et encouragent le ras-le-bol des continentaux. Toutefois, l'incompréhension de ces derniers n'est pas uniquement imputable aux médias. Les hommes politiques corses eux-mêmes brouillent souvent les pistes. Les prises de position en désaccord avec les instances nationales de leurs partis et les jeux d'alliance sont parfois difficiles à déchiffrer pour les observateurs extérieurs. Ce fut, par exemple, le cas avec des élus insulaires de droite qui négocièrent au cours des années 2000 à 2002 avec un gouvernement de gauche des accords rejetés par les dirigeants de la droite nationale. Certains leaders communistes insulaires s'élevèrent également contre ces accords, pourtant mis en œuvre par la gauche plurielle. Le débat politique en Corse a cette particularité de croiser deux axes de référence. On trouve en abscisse, le traditionnel axe droite-gauche et en ordonnée un axe plus atypique nationaliste-républicain. Pour les républicains, l'attachement de la Corse à la France ne fait aucun doute. Les discours des "légitimistes" à la nation française reposent sur les grandes épopées napoléoniennes, l'empire colonial, la Première Guerre mondiale et bien sûr la Résistance des maquis corses qui libérèrent l'île à l'automne 1943. En dehors de ces références historiques, l'attachement à la France est également du au formidable exutoire que fut cette grande nation pour une île longtemps vouée à l'émigration. En la matière, la fonction publique, véhicule des idéaux républicains, et la "coloniale" ont sans doute plus intégré de Corses que tous les discours. Enfin, il faut bien le reconnaître, le lien avec la France fut aussi fondé sur un certain mépris de l'Italie. A l'inverse, les nationalistes récusent l'appartenance de plein droit de la Corse à la France. Selon leur grille de lecture, le peuple corse aurait été colonisé, exploité, disséminé et nié au cours de plus de deux siècles de relations franco-corse. D'après les indépendantistes et certains autonomistes, l'heure est venue pour les Corses de faire valoir leurs droits, leur culture, leur langue et de promouvoir un modèle corse de développement. Aussi, deux cent cinquante ans après Pascal Paoli, qui de 1755 à 1769, dirigea un Etat corse indépendant, certains rêvent de voir l'île s'ériger en nation souveraine. Mais les références historiques brouillent encore un peu plus le débat. Car si Napoléon est le totem des défenseurs de la Corse dans la République française et Paoli celui des nationalistes, qui peut oublier que Paoli fut accueilli en héros par les révolutionnaires français et qu'ayant volontairement uni la Corse à la France, il siégea à la Convention ? De même, Bonaparte, avant d'être chassé de Corse par Paoli, fut un de ses plus fervents admirateurs. Aussi, l'opinion publique française peut facilement se perdre sur l'échiquier politique corse et les simplifications vont bon train. En réalité, si les camps des républicains et des nationalistes sont formés de noyaux durs, la majorité des Corses navigue entre les deux pôles. Elle tente de concilier des idées de droite ou de gauche avec les avantages de disposer pour l'île d'une vaste autonomie tout en conservant un lien étroit avec la République française. Trop souvent les analystes remarquent que les indépendantistes sont ultra minoritaires et que finalement la "majorité silencieuse" est républicaine. Cependant, les mouvements nationalistes ont pris de l'ampleur et sont désormais bien implantés dans l'île. En 1992, sur la base d'un programme commun avec les autonomistes, ils ont déjà réuni près d'un quart des suffrages. En 1999, à l'occasion des dernières élections à l'Assemblée de Corse, Corsica Nazione, composée notamment d'une formation proche du FLNC-Canal historique a rassemblé 16,77 % des suffrages exprimés, soit un peu plus de 20.000 voix, alors que ses dirigeants avaient refusé de condamner les assassins du Préfet Erignac. De plus, le nationalisme corse ne se cantonne pas à une simple expression politique. Sa présence aux premiers plans de la vie culturelle, associative et syndicale révèle son fort enracinement. Aujourd'hui, la Corse est à un tournant de son histoire, aussi faut-il bien en saisir tous les enjeux. Même si les accords de Matignon, qui avaient débutés en 1999, ne verront jamais le jour, ils auront au moins permis de changer la nature des relations entre les élus insulaires et l'Etat. Pour la première fois depuis longtemps, la question corse a été évoquée sans à priori, dans le cadre d'un débat au grand jour. La politique de décentralisation menée par le gouvernement Raffarin et son ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy marque, sur ce dossier, une continuité dans la politique de l'Etat. Ainsi, la loi du 22 janvier 2002, votée à l'issue du processus de Matignon, a été mise en œuvre par le gouvernement suivant et le Plan Exceptionnel d'Investissement de deux milliards d'euros sur quinze ans a été maintenu. Un phénomène qui mérite d'être souligné car, jusqu'à présent, chaque nouveau gouvernement adoptait une politique en rupture avec son prédécesseur. Ainsi, dans les années 1960 et jusqu'aux événements d'Aléria en 1975, l'Etat français refusa de voir l'émergence du sentiment national corse. L'envoyé spécial de Valéry Giscard d'Estaing dans l'île, Libert Bou, affublé du titre de président de la mission interministérielle pour l'aménagement et l'équipement de la Corse, fit rapidement comprendre les limites de son mandat en affirmant en 1974 : "Même deux cent mille Corses autonomistes ne pourraient modifier la Constitution française". Pourtant, le nationalisme progressait dans les esprits, les manifestations de soutien aux clandestins rassemblaient de plus en plus de Corses tandis que la violence faisait son apparition. La radicalisation du mouvement était inévitable, et s'illustra à la fin du mois d'août 1975 à l'occasion des évènements d'Aléria. A partir de cette date, les services de l'Etat décidèrent de mener une vigoureuse répression. Le 9 juin 1978, le Président Giscard d'Estaing en visite à Bastia déclara : "Il n'y a pas de problème de la Corse, il y a des problèmes en Corse". A cette époque, les clandestins du Front de Libération Nationale de la Corse (FLNC), fondé en 1976, furent traduits devant la Cour de Sûreté de l'Etat à l'occasion de grands procès tandis qu'en parallèle une guerre clandestine s'engageait via une officine "barbouzarde" constituée de membres du Service d'Action Civique (SAC). Cette politique répressive, avouée ou occulte, s'accompagna cependant de certaines avancées comme la création de l'université de Corse. L'arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981 suscita chez de nombreux Corses un véritable espoir car le candidat socialiste avait auparavant reconnu la spécificité corse. Lors de sa campagne électorale, François Mitterrand ne changea pas de cap : il promit de nouveau des dispositions spécifiques pour la Corse. Celles-ci tinrent une bonne place dans son programme intitulé 110 propositions pour la France. Une fois élu, le François Mitterrand décida de rompre avec le tout répressif à l'aide de symboles forts tels que la suppression de la Cour de Sûreté de l'Etat ou l'amnistie pour les "prisonniers politiques", y compris ceux condamnés pour crime de sang. Il confia également à Gaston Defferre et à Bastien Leccia, le soin d'offrir une avancée institutionnelle au problème corse. Le Statut de la Corse, entériné en 1982, fut accueilli par une trêve des attentats de quelques mois tandis que les caciques de la politique insulaire de droite (Jean-Paul de Rocca-Serra) comme de gauche (François Giacobbi) dénoncèrent d'une même voix cette initiative. La Corse disposait désormais d'une Assemblée élue au suffrage universel direct, composée de 61 membres élus pour six ans et dotée d'un exécutif et de moyens pour mener à bien le développement de l'île. A la suite des élections du 8 août 1982, neuf autonomistes firent leur entrée dans l'hémicycle de l'assemblée régionale. Dès 1983, l'hypothèse d'une solution politique au problème corse s'éloigna. L'activisme du FLNC, dissout le 5 janvier 1983 en Conseil des ministres, engendra un sursaut de nationalisme pro-français mené par l'association pour la Corse Française et Républicaine. La nomination de Robert Broussard, spécialiste du grand banditisme, au poste de préfet de police de Corse marqua un retour à une politique de fermeté. En 1986, la cohabitation entre le Président de la République, François Mitterrand, et son Premier ministre, Jacques Chirac, mena Charles Pasqua au ministère de l'intérieur. Ce Corse d'origine ne manifesta alors aucune sympathie vis-à-vis de la revendication nationaliste de ses compatriotes. Il souhaitait appliquer avec fermeté sa devise consistant à "terroriser les terroristes". Les arrestations se multiplièrent, tandis que les instances politiques issues du statut de 1982 étaient en échec, le clan ayant pris le dessus sur des nationalistes corses divisés. Après la réélection de François Mitterrand à la présidence de la République, et alors qu'un grand mouvement social secoua l'île en 1989, une nouvelle phase de détente s'engagea. Elle aboutit en 1991 au nouveau statut de la Corse, dit "statut Joxe" par lequel le législateur accordait la reconnaissance juridique du "peuple corse composante du peuple français". Cette disposition fut immédiatement annulée par le Conseil constitutionnel. Pendant toute cette période, les ministres de l'intérieur successifs, aussi bien de gauche (Pierre Joxe) que de droite (Charles Pasqua et Jean Louis Debré) étaient alors persuadés qu'il fallait négocier avec les nationalistes corses, fussent-ils terroristes. Surtout depuis que leur mouvement avait rassemblé 25 % des voix lors des élections territoriales de 1992. Las des attentats et des parades clandestines ayant l'aval des pouvoirs publics, le Premier ministre, Alain Juppé, décida à partir de 1996 de durcir sa position. De plus, l'assassinat du Préfet Claude Erignac, le 6 février 1998, rendit caduc l'espoir d'une solution négociée. Dans un premier temps, les langues se délièrent, certains abus furent mis en évidence par de multiples rapports et les arrestations se multiplièrent, parfois de manière injustifiée. Les parlementaires s'inquiétèrent enfin d'un certain nombre de dysfonctionnements administratifs notoires en matière de justice ou encore de police, dont les services furent accusés de porosité avec le mouvement clandestin nationaliste. Le rétablissement de l'Etat de droit en Corse était alors le maître mot mais la résistance de certains acteurs locaux poussa le premier représentant de l'Etat à la faute. Le nouveau Préfet Bernard Bonnet décida de faire incendier des paillotes installées en toute illégalité sur le domaine maritime. A la suite de cet incident, en 1999, le Premier ministre Lionel Jospin, qui avait posé l'arrêt de la violence comme préalable à toute négociation, se ravisa et ne tarda pas à ouvrir des pourparlers avec l'ensemble des élus de l'île. Ces accords, négociés entre le gouvernement de Lionel Jospin et les élus de l'Assemblée de Corse, posèrent la question d'une éventuelle réforme constitutionnelle avec, en toile de fond, la hantise pour certains de voir s'effriter le pacte républicain. Car les adversaires du processus en cours redoutaient l'apparition d'une sorte de modèle corse qui entraînerait dans son sillage d'autres régions françaises. Ce courant de pensée, qui rassemblait aussi bien des hommes de gauche que de droite, s'était trouvé un héraut en la personne de Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de l'intérieur de Lionel Jospin. La défaite du candidat socialiste à l'élection présidentielle d'avril 2002 et la réélection de Jacques Chirac entraînèrent la fin de ce processus, dont les nationalistes s'étaient d'ailleurs finalement retirés. Mais la politique décentralisatrice du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin devait bientôt conduire à expérimenter en Corse une consultation locale afin de valider la simplification des institutions et l'instauration d'une Collectivité unique aux pouvoirs élargis. Au-delà du débat franco-français la "question corse" dépasse désormais les frontières hexagonales. La réflexion sur l'avenir de l'île ne peut aujourd'hui être menée sans tenir compte de la perspective européenne sur laquelle deux courants de pensée s'opposent : le premier souhaiterait une Europe composée d'Etats-nations, tandis que le second se prononce pour une fédération de régions indépendantes. Mais cette polémique s'inscrit également dans le débat actuel sur la mondialisation et sur la meilleure façon de combattre ses effets pervers. Certains pensent que seuls des Etats-nations forts pourraient éviter aux régions de devenir des proies faciles en accédant à l'indépendance. Pour la Corse, le risque serait, par exemple, de devenir un paradis fiscal aux mains de groupes mafieux. Un argument rejeté par les fédéralistes qui considèrent que l'appartenance à une union de régions européennes constituerait une force suffisante pour échapper à ces dérives. Dans ce contexte, il nous est apparu indispensable de trouver des clés de lecture, de réduire l'incompréhension en cherchant des réponses concrètes à des questions posées depuis des décennies sur l'avenir de la Corse. Nous avons donc tenu à interroger différentes personnalités en tentant de respecter la représentativité des principaux courants de pensée. Ces entretiens ont été réalisés de visu, ce qui confére à l'ouvrage une certaine forme d'oralité. Dans un souci de stricte équité nous aurions pu proposer exactement le même questionnaire à tous, mais il nous a semblé plus utile de varier nos questions en fonction de la personnalité et des compétences de chacun de nos interlocuteurs. Cependant, afin de bien clarifier la situation, nous leur avons demandé de préciser leur position sur une éventuelle indépendance de la Corse. Nos questions portent également quelques thèmes cruciaux comme les institutions, l'économie, la démographie et la culture. Trop souvent confrontés à l'incompréhension de l'opinion publique, il s'agit pour nous de tenter d'apporter davantage de clarté sur la "question corse". Si cet ouvrage suscite le débat, ou tout au moins permet aux lecteurs de réviser leurs jugements sur l'île et de mieux saisir les enjeux de son avenir, alors les efforts consentis pour sa rédaction n'auront pas été vains.